dimanche 17 août 2025

J'ai oublié de [me] dire #10

Par un doux matin dominical, quelque peu las du soleil, de la chaleur et de l'été, il me sembla que le moment était enfin venu de me plonger un peu plus attentivement dans la musique de Songs: Ohia, groupe (qui n'en était pas vraiment un) que je n'avais jusqu'alors que très peu écouté dans ma vie, à l'exception bien sûr de l'album The Magnolia Electric Co., comme un peu tous les amateurs de rock indé de 2003, avec sa belle pochette si marquante et qui donnerait d'ailleurs son nom au groupe suivant (qui n'en serait toujours pas un) de Jason Molina. Cela paraissait un plan sûr pour faire revenir pluie et fraîcheur – peut-être même pour se téléporter en octobre. Deux écoutes consécutives de The Lioness plus tard, oui : CONSÉCUTIVES, comme cette chose qui ne m'était tout simplement jamais arrivée en 2025 (mais qui, j'en conviens, en dit sans doute plus tant sur la qualité de la production de 2025 que sur mon propre niveau de patience), me voilà à écrire des phrases décidément beaucoup trop longues pour me demander comment, par quel hasard malencontreux, ce groupe (qui n'en était pas vraiment un) put ne pas devenir mon groupe préféré de quand j'avais l'âge d'avoir des groupes préférés, tant dans le genre folk-rock écorché où le chanteur meurt à chaque refrain, on fit à l'évidence difficilement mieux – c'est-à-dire difficilement plus désolé, plus intense, plus poignant. Je suppute que les mélodies n'étaient peut-être pas assez catchy pour mon Moi de 18/20 ans, de même que pour une critique qui, à l'époque, restait prescriptrice numéro 1 en la matière (oui, c'était il y a vraiment longtemps). Songs: Ohia, ce n'est pas très facile à vendre. Moins que beaucoup, la plupart, des groupes alt-country de l'époque, qu'ils en soient vraiment ou pas (des groupes, mais de l'alt-country aussi tant que nous y sommes). Je vous vends sans souci les Wilco, Sparklehorse, Whiskeytown ou qui sais-je encore – ils sont somme toute très vendables, leurs albums sont blindés de tubes en puissance et se rattachent aisément à tel ou tel artiste, tel ou tel courant, ils prêtent le flanc (et le reste) aux accroches faciles. Songs: Ohia... comment dire ? Un tout petit peu, très légèrement : moins. Les morceaux sont souvent longs, parfois déstructurés – toujours douloureux et empreints de tristesse infinie. On peut certes convoquer l'ombre tutélaire de Neil Young, cela ne mange pas de pain, mais il faudrait aussitôt préciser qu'il s'agira d'écouter On the Beach et Tonight's the Night à répétition, à chaque titre, et encore dans les cover-versions d'un obscur groupe de post-rock canadien dont le chanteur se serait suicidé avant la fin des sessions d'enregistrement. Autant dire que le public-cible est aussi réduit que sa durée de vie s'annonce courte. On ne vend clairement pas beaucoup de papier, ni beaucoup de disques ni beaucoup de quoi que ce soit avec un album comme The Lioness, dont le seul premier titre ("The Black Crow"), sept minutes suffocantes où l'artiste semble se livrer à un duel à mort contre lui-même et sa propre torpeur, suffirait à refroidir les ardeurs de n'importe quel individu n'ayant d'appétence ni pour le mois d'octobre, ni pour le suicide, ni pour les pochettes violettes dégueulasses (bref : 99% de l'humanité). On peut d'ailleurs supposer que ce choix de couleur ne doit rien au hasard : c'est peu ou prou celle du cœur de l'auditeur après que Molina l'ait roué de coups neuf titres durant (oui : neuf, quand un seul suffisait à décourager les plus téméraires de découvrir s'il existait une plage 2). On sort de The Lioness (ou de n'importe quel autre) en se demandant si Jason Molina a jamais été heureux, fût-ce une seconde, ou simplement bien, posé – tranquille. Lui arrivait-il de s'asseoir pour savourer une bonne bière avec des ami(e)s ? De saluer chaleureusement des inconnu(e)s ? De sourire à la boulangère ou de tenir la porte au vieux monsieur en sortant ? Ou bien trainait-il ainsi son spleen, toute la vie durant comme il l'étala au long de ses quinze albums (tous projets confondus et sans aspirer à rédiger le décompte exhaustif d'ouvrages que je n'ai pour la plupart jamais écoutés, et dont j'ignorais l'existence d'un bon tiers il y a quelques heures encore) ? Sur le précédent, Axxess & Ace, un titre retient particulièrement, l'attention : "Love Leaves Its Abusers", mélodie plus navrée encore qu'à l'accoutumée, texte glaçant de brutale franchise – et moi qui, pendant si longtemps, eut cette vision totalement biaisée de Molina comme d'un type déprimé et déprimant, capable de fulgurances mais trop versé sur l'auto-apitoiement pour m'être touchant. C'est sans doute ainsi, somme toute, que l'on manque des artistes : on se construit de fausses images mentales, des préjugés sur la base de deux ou trois morceaux éparses, ou parce qu'on a commencé par écouter le mauvais album ou même, simplement, parce qu'on a écouté le bon, mais au mauvais moment. Si je me rappelais vaguement l'émotion du Landerneau indie-rock à l'annonce de la mort de Jason Molina, je ne me souvenais pas réellement de l'origine du décès – j'aurais dit suicide, comme ça, tout à fait au hasard, et avouez que vous aussi. Au détour d'une bio, j'apprends sans vraiment le chercher qu'il fut victime d'une défaillance multiviscérale – à savoir que ses organes ont plus ou moins tous lâchés simultanément. C'est, je suppose, une horrible manière de mourir, lente et douloureuse. C'est aussi, j'ai presque honte de l'écrire, la plus parfaite définition qu'on puisse donner à la musique Songs: Ohia. Un folk-rock abîmé et déliquescent, maladif, dont les textes puisent dans tout le catalogue townesvanzandtesque pour systématiquement finir dans le sordidement métaphysique, et dont les mélodies évanescentes se délitent imperceptiblement à force de soubsresaults. La Mort en Rock sait toujours se montrer ironique. Elle sait aussi très bien vendre l'invendable.