mercredi 14 juin 2006

American Pastoral - On est peu de choses

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Philip Roth est tellement bon qu’il en devient presque chiant. A la longue, c’est épuisant de ne lire quasiment que des livres réussis. A raison d’un ratage pour cinq chefs-d’œuvre, il relève à lui seul toutes les statistiques d’une littérature américaine un peu en manque de sang neuf depuis une dizaine d’années. Car nous sommes en 2006, et Philip Roth fête cet an-ci ses 45 ans de carrière. 45 années avec à peine deux ou trois faux pas. Quel écrivain vivant peut dire mieux ?

Dans ce livre, Zuckerman, l’écrivain fantôme que les lecteurs de Roth connaissent bien, rencontre par hasard à un match de baseball Seymour « Le Sudéois » Levov, qui était la star de l’équipe de son lycée. Le genre de mec qui fait craquer toutes les filles et force le respect de tous les garçons – on en a tous connu ! Zuckerman n’était pas spécialement ami avec Levov, plus âgé que lui. Il était surtout proche de son petit frère Jerry, c’est pourquoi, malgré l’émotion des retrouvailles, il range cette rencontre dans un coin de son esprit. Mais une décennie plus tard, il reçoit une lettre énigmatique du Suédois : ce dernier vient de perdre son père et est en train de lui écrire un hommage. Zuckerman étant devenu un écrivain connu et reconnu, l’ex-star du baseball du lycée de Newark tient à avoir son opinion. Sans trop savoir pourquoi, Zuckerman accepte. Et met ainsi le doigt dans un engrenage complexe et terrifiant : la mémoire. En quelques jours rejaillissent les souvenirs, les noms, les visages…

C’est le premier volet de la célèbre American Trilogy de Roth, mais il n’est pas inintéressant de le lire en dernier. Cela permet de se rendre compte qu’au début du cycle, l’auteur n’est pas encore tout à fait certain de savoir dans quelle direction il veut aller. Il se livre beaucoup plus dans ce volet que dans les deux suivants, sans s’en rendre compte peut-être…

C’est également le volume le plus sombre de la série : American Pastoral, sous couvert de remettre l’histoire de Levov et de sa famille (et indirectement de Zuckerman lui-même) dans la perspective d’une époque (fin des années 60, émeutes à Newark…), n’est finalement qu’une galerie de portraits sinistre et morbide. Les protagonistes, pour la plupart, son morts et enterrés depuis des décennies. Le narrateur lui-même ne vit plus dans son époque, s’en contrefout, semble avoir perdu tout contact avec la réalité – plus précisément la réalité actuelle, celle du milieu des années 90. Il est poursuivi pour le fantasme d’une époque plus terrible et impitoyable qu’on le pense, sombre et violente, qu’il semble pourtant regretter : tout ceci, finalement, n’est qu’une histoire de jeunesses perdues et de vies gâchées. Tous ces personnages semblent avoir réussi leurs vies, mais en grattant le vernis social, ces vies ne sont que des champs de ruines.

Ce constat d’échec perpétuel et quasi exhaustif (ce n’est pas seulement l’échec de personnages, ni l’échec d’une communauté, mais l’échec du rêve américain de son intégralité) est asséné avec moins de subtilité et moins de recul que dans les deux volumes suivants (I Married a Communist et The Human Stain). Il n’en constitue pas moins une œuvre passionnante.


👍👍👍 American Pastoral 
Philip Roth | Vintage, 1993