mardi 11 juillet 2006

La Quadrature du cercle vicieux

[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°27]
Dirt - Alice In Chains (1992)

Alors que Jerry Cantrell poursuit en solo une carrière en dents de scie, l’héritage d’Alice In Chains, groupe qu’il créa de toute pièce, demeure considérable. A commencer par Dirt, album essentiel. L’un des tous meilleurs de toute l’histoire du rock. Un disque de metal sombre et envoûtant, où Layne Staley chronique de long en long son rapport à la dope et à l’addiction, porté par les riffs sismiques d’un Cantrell au sommet de son art.

Alice In Chains est né à Seattle à la fin des années 80, mais sa carrière ne ressemble pas vraiment à celle de ses collègues de la vague grunge. Il s’agit à la base d’un groupe baptisé Music Bank, et qui joue du hard-rock à la Guns'N’Roses (la mode de l’époque en somme). C’est seulement la rencontre du chanteur Layne Staley et du guitariste Jerry Cantrell, en 1987, qui fera basculer ce petit combo du hard « traditionnel » au grunge : avec son jeu unique aussi exceptionnel en solo qu'en lead et ses dons de mélodiste, Cantrell propulse Music Bank dans les sphères. Renommé Alice In Chains (Alice pour le côté glam-rock et Chains pour le côté métallique), le quatuor va très facilement trouver une maison de disque, fort de titres terriblement efficaces comme « We Die Young » et « Man in the Box ». Efficaces... et très à la mode. Signé directement par Columbia sans passer par la case autoproduction, Alice In Chains va s’attirer les moqueries des autres groupes de Seattle. C’est le premier signe de récupération du grunge par les majors compagnies, le commencement de la fin du point de vue de beaucoup. On les surnomme alors Kindergarden (littéralement : jardin d’enfants), et leur premier album, Facelift, va être totalement boycotté par les radios alternatives et le public des Nirvana et autres Mudhoney.

Mais en 1991, un événement inattendu va faire tourner la chance : Cameron Crowe, le plus musicologues de tous les cinéastes américains (il a commencé sa carrière en tant que rock-critic), leur commande une chanson pour son second long-métrage, Singles, film devenu culte avec entre autres Matt Dillon et Bridgette Fonda. Cette chanson, c’est « Would? », qui va devenir le premier tube d’Alice In Chains. Lequel fonce dans la foulée enregistrer un second album où l’on retrouvera bien sûr « Would? ». Sauf que cette fois-ci, pas question de se laisser influencer par la maison de disques. Dirt va être supervisé du début à la fin par Cantrell et Staley, qui encadreront de près le producteur Dave Jerden. Cantrell, Staley... on a sans doute pas assez dit à quel point ces deux là étaient complémentaires.

Qui d’autre que Cantrell, digne héritier de Tony Iommi, pouvait mettre en musique les noirs fantasmes de Staley, magnifier d’aussi étranges élégies que "Them Bones" ou "Down in a Hole" ? Et si l’album précédent n’avait pas transporté grand monde, attirant au groupe moqueries et sarcasmes en tout genre, Dirt et sa paire de hits mémorables ("Would?", donc, et "Rooster") va très vite imposer Alice In Chains comme le digne dauphin de Nirvana.

Bati autour de riffs pyramidaux et de choeurs envoûtant, Dirt se situe à la croisée des chemins de Metallica, Joy Division et du Junky de Burroughs. Car au contraire de Cobain, Vedder & co, Cantrell & Staley ne renient nullement l’influence de la scène trash de la Bay Area, l’égalant en agressivité ("Dam that River") ou lui rendant hommage (Tom Arraya, de Slayer, est convié sur "Godsmack").

Le cercle vicieux constituant l’essence du groupe et l’aura sombre qui fera autant sa gloire que sa déchéance est défini en quelques chansons explicites, "Junkhead" ou "Sickman" : la dope détruit Layne Staley et donc Alice In Chains, mais sans la dope pas d’Alice In Chains. Cette équation posée, le malaise entourant l’album devient très vite pesant. Dirt revêt un côté marécageux, sans issue...

La basse typiquement new wave, les guitares heavy... assurément il s’agit là d’un disque bien plus grunge (c’est à dire aussi plus codifié) que Facelift, son prédécesseur. "Angry Chair", notamment, pourrait être à lui seul une excellent définition du mouvement originaire de Seattle. A ceci près que le grunge d’Alice In Chains ne cherche pas les refrains catchy à tout crin. Il est complexe, sinueux, parfois même aux limites du rock psychédélique.

Pas de doute, ce groupe était au moins aussi bon que Nirvana, développant même tout au long de sa carrière un potentiel nettement supérieur (puisque reposant non sur un unique leader mais sur l’addition de plusieurs individualités)... ce qui rend sa dissolution encore plus navrante. Après ce disque en effet, Alice In Chains va publier deux EPs plus folk et assez déroutants, un ultime album aussi violent que lumineux et sera consacré en ayant son propre MTV Unplugged, tout comme Nirvana. Le reste, c’est la chute. Durant les années qui vont suivre, Layne Staley, de plus en plus incontrôlable, va provoquer l’auto-destruction du groupe dont on annoncera cependant régulièrement la résurrection. Il aura fallu attendre le décès du chanteur (par overdose, bien entendu) pour que les fans cessent d’attendre ce quatrième album devenu un genre d’arlésienne grunge.

Un décès survenu en 2002, dix ans presque jour pour jour après qu’il ait interprété son propre requiem : « Down in a Hole », bien évidemment.


Trois autres disques pour découvrir Alice In Chains :

Facelift (1990)
Alice In Chains (1995)
Unplugged (1996)