[Mes disque à moi (et rien qu'à moi) - N°30]
Either/Or - Elliott Smith (1997)
On le tenait à l’œil depuis déjà quelques années… bien sûr, on savait tous qu’Elliott Smith était capable de grande choses. Deux ans avant, son précédent disque avait mis tout le monde d’accord : Elliott Smith allait devenir un grand. Certains, plus âgés, l’avaient même repéré depuis ses débuts avec le groupe grunge Heatmiser. Restait au jeune homme à mûrir, et à montrer ce qu’il avait dans le ventre (expression un peu malvenue quand on sait comment il est mort).
Cela fût chose faite, la semaine de ses vingt-huit ans. Avec Either/Or, quatrième album beau comme une promesse jamais tenue. De l’étrange « Speed Trials » (un genre de Sonic Youth folk ?) à la ritournelle « Say Yes » (anti-love-song parfaite), rien n’est à jeter sur ce disque. Sous le riff le plus banal, derrière l’arrangement le plus minimaliste, la note la plus poussiéreuse… Elliott Smith redonnait un sens au mot grâce. Derrière l’apparente simplicité d’une musique doucereuse et mélancolique, et la langueur romantique de berceuses a priori anodines, se cachaient des trésors.
Drôle de tête de nœud cet Elliott Smith, avec son nez en patate et sa silhouette dégingandée, clochard céleste qui venait nous chanter des histoires d’aujourd’hui, du quotidien et de l’ordinaire (mais jamais du banal, jamais de l’ennuyeux) d’une voix blanche et sensuelle. Drôle de type, cet Elliott Smith obsédé par les harmonies soyeuses pour mieux contre-balancer une existence tutoyant constamment le sordide, qui a appris les Beatles par cœur et leur rend perpétuellement hommage sans jamais les plagier. Ce mec presque normal à la mélancolie très ordinaire qu’un journaliste inspiré qualifia un jour ainsi : Elliott Smith, c’est Lennon et McCarntey à lui tout seul. Il est là, tapis dans l’ombre, et il nous chante des « Rose Parade » et son « Angeles »… deux facettes différentes et deux chansons complémentaires, la première légère et lumineuse, la seconde nostalgique et ténébreuse, comme cette ville qu’il aime tant et peint avec pudeur et réalisme (jamais vous ne verrez Los Angeles - qui n'est au demeurant pas sa veille natal ainsi dans une aucune série télé, je vous le garantis). Ne croyez pas ceux qui vous diront que la musique de Smith est déprimante : elle est surtout belle, elle est une caresse... un frisson.
En bon folkeux, Smith savait aussi foutre les larmes, qu’il se fasse onirique (« 2 :45 AM ») ou bien narre les affres de sa dépendance à l’alcool sous couvert de ballade romantique avec la magnifique « Between the Bars »… un texte à double entrée qui appartient désormais à la légende, avec son "Drink up baby / Look at the stars / I will kiss again / Between the bars", sommet d’un album qui ne manque pas de pics, avec accentuation de la confusion bar / bar, « barreaux » et « bars »… car l’alcoolisme est une maladie dans laquelle Smith est enfermé et qui finira par lui coûter sa peau.
Mais pour l’heure, en 1997, il n’est qu’un jeune auteur-compositeur-interprête à l’immense talent subitement révélé à la face du monde, un Kurt Cobain folk qui susurre au lieu de rugir… et finira pareil : dans la nuit du 20 au 21 octobre 2003, Elliott Smith, pour une raison jamais vraiment élucidée, se suicidera à coups de couteaux dans le torse. Laminant un cœur qu’il n’aura eu de cesse, durant une décennie, de livrer en pâture à des auditeurs de moins en moins nombreux.
Either/Or, depuis lors, donne juste envie de brûler tous les albums de Ben Harper en écoutant le sarcastique « Cupid’s Trick ».
Trois autres disques pour découvrir Elliott Smith :
Roman Candle (1994)
Elliott Smith (1995)
X.O. (1998)