samedi 19 août 2006

Le Plus grand orchestre des Seventies

[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°36]
For Your Pleasure - Roxy Music (1973)

De tous les disques présents dans ce top 100, celui-ci est un de mes préférés. Un de ceux qui figureraient sans doute dans le Top 10, sans problème.

Pour beaucoup d’amateurs, il y a ballottage entre les trois premiers albums de Roxy Music. Celui-ci est le second, et pour moi il n’y a même pas de discussion possible. Ah ! Roxy Music ! La concision pop et sexy de Bryan Ferry, les expérimentations de Brian Eno (on n’a jamais trop su exactement ce qu’il faisait dans le groupe, mais force est d’admettre qu’à partir du disque suivant, réalisé sans lui, le son a changé), la guitare spatiale de Phil Manzarena, le saxe déjanté d’Andy McKay… mouais, il devait y avoir d’autres membres dans le groupe, mais je ne sais plus leur nom et honnêtement ils n’ont aucune importance (Roxy a notamment épuisé un nombre de bassistes particulièrement impressionnant).


Comme T-Rex, déjà évoqué un peu plus tôt, Roxy a été affilié au glam-rock. Encore une pièce à charge dans notre dossier : « pourquoi journaliste musical est un métier de con ». T-Rex avait le son mais pas l’esthétique, et à l’inverse Roxy avait l’esthétique (cette pochette tout de même ! C’est sans doute la seule fois dans ma vie où j’ai trouvé Amada Lear excitante !) mais musicalement c’était autre chose. De la pop aérienne et planante, pas vraiment psychédélique mais jamais vraiment rock'n'roll. Au contraire : alors que le glam-rock remettait le binaire à la mode, Roxy Music lorgnait clairement vers une musique totalement différente et nettement plus singulière.

C’est ce qui rend ce disque indispensable : le rock s’est précisément arrêté avec For Your Pleasure. Chronologiquement parlant, cet album le dernier disque de rock "original." La suite n’a été que recyclage. Ou alors, ce n’était plus du rock. Ici, pour la dernière fois, un groupe repoussait les limites de ce genre musical. L’ouverture pourtant, hormis le saxo qui part dans tous les sens, est une chanson rock presque normale (« Do the Strand »). Mais dès le morceau suivant, on passe à autre chose… l’intro au clavier est oppressante, glaciale… on s’attend à quelque chose de sombre, et là vlam ! Ferry se met à chanter et signe l’un de ces numéros de crooner qu’il affectionne tout particulièrement avec « Beauty Queen ». Juste après, « Strictly Confidential », un titre incroyablement intimiste et émouvant, entêtant au point que j’ai écrit un paragraphe entier dessus dans un roman. On pouvait y lire ceci :

Derrière son bureau, enveloppé dans son manteau, il se laissait bercer dans le cocon synthétique et sensuel de « Strictly Confidential ». Rien n’avait plus d’importance lorsque le solo langoureux et aérien de Phil Manzarena claquait au milieu de la pièce, comme un « No Quarter » qui aurait découvert que le sexe n’était rien d’autre qu’une maladie.

Rétrospectivement, c’est totalement con puisque « No Quarter » est sorti quasiment en même temps (putain d’année tout de même, non ?). Mais bon, l’idée y est, quoi…

Juste après ce moment de grâce, Manzarena charcute le riff de « Editions of You », accompagné par un synthé en furie. La rythmique explose, Ferry éructe et Roxy Music invente la new wave avec presque dix ans d’avance. Ce qui est somme toute logique, puisqu’un peu plus tôt « Do the Strand » préfigurait le punk (eh ouais : le premier nom des Pistols était… The Strand). Cette explosion (à voir live au moins une fois avant de mourir) est immédiatement contrebalancée par la macabre romance de « In Every Dream Home a Heartache » et son texte à glacer le sang…

In every dream home a heartache
And every step I take
Takes me further from Heaven
If there’s a Heaven…
I’d like to think so

Le chant est hypnotique, le clavier habité, jusqu’à l’explosion finale : "I blow up your body / But you blew my mind" et les guitares qui jaillissent de partout pour engloutir la voix de Ferry.

Vient « The Bogus Man », soit les neuf minutes les plus étranges des années 70. Pourquoi ? Comment ? Avec le recul, la légende raconte que c’est l’éternel conflit entre Ferry et son amour du rétro-rock et Eno et ses désirs d’expérimentations soniques qui aboutit à ce titre improbable et totalement indescriptible… si la légende le dit. Après un « Grey Lagoons » pour le moins anecdotique, le disque se referme avec le titre éponyme, délicate pop-song où le plus grand orchestre pop des années 70 alterne passages guillerets, interludes atmosphériques et intermèdes a capella. Au total, cela donne 42 minutes uniques en leur genre. Un son cotonneux et profond, des chansons en complet décalage avec leur époque et une charge émotionnelle particulièrement secouante. Un fond sublime n’ayant d’égale qu’une forme tapageuse. Tel était le secret de Roxy Music, groupe unique en son genre, qui depuis 1971 ne cesse de se séparer pour mieux renaître de ses cendres à chaque fois.

Le mois dernier, Bryan Ferry a annoncé que contrairement à ce que prétendait la rumeur, il n’y aurait pas de nouvel album de Roxy. La dernière fois qu’il a déclaré ça, c’était en 1977, et un an et demi plus tard le groupe revenait avec Manifesto, un de ses plus grands disques.

On peut donc avoir bon espoir.


Trois autres disques pour découvrir Roxy Music :

Stranded (1973)
Siren (1975)
Manifesto (1979)