[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°46]
Little Earthquakes - Tori Amos (1992)
Certains artistes sont tellement frappés que cela les rend terriblement sympathiques. Et pour être frappée, Tori Amos est même carrément frappadingue ! Evidemment, à l'époque, je ne le savais pas. De même que j’étais persuadé, comme tout le monde, que Little Earthquakes était son premier album – le précédent ayant été courageusement gommé de toutes les discographies (pour mémoire, car il est quasiment introuvable, ça s’appelait Y Kant Tori Read et c’était un effort metal-alternatif totalement indigeste publié en 1988 sous l’impulsion d’un directeur artistique fort peu inspiré).
Bref ! comme tout le monde alors, j’ai posé ce disque sur ma platine en m’attendant à entendre des petits tremblements de terre. Personne n’a jamais réellement réussi à expliquer ce titre, mais à la limite, de tous les disques de Tori Amos, c’est peut-être le titre le plus sain d’esprit. Tori était (est toujours) une très belle femme qui donnait perpétuellement l’impression de vouloir faire l’amour à son piano. Certains disaient qu’elle n’était qu’un clone de Kate Bush, d’autres l’accusaient d’être une pouf qui couchait avec tout le monde (ce qui sous-entendrait que Nick Cave est comme tout le monde, il y a de quoi être sceptique) et d’autres encore la fustigeaient pour son exhibitionnisme. Tout ça à cause d’une unique chanson, placée en fin d’album : « Me and a Gun ». Une chanson à pleurer où la demoiselle narre a capella et par le menu le viol dont elle a été la victime. Exhibitionniste peut-être, poignante sûrement.
Avant ce titre qui est assurément le plus sublime de l’album, on trouve pléthore d’autres morceaux somptueux. Les arrangements sont simples, pour ne pas dire rudimentaires, et la plupart du temps se résument à du piano-voix. Rien de très novateur en somme, à ceci près que Tori Amos sait faire avec son piano des choses qui ne sont pas tout à fait à la portée de la première Norah Jones venue.
S’il est vrai que Kate Bush a tracé une voie dans laquelle elle s’est engouffrée (il est d’ailleurs amusant de constater que Tori Amos est apparue pile poil au moment où Kate Bush s’apprêtait à prendre une retraite de douze ans), le disque qui nous intéresse, auquel certains préfèrent parfois le suivant (Under the Pink), a été le premier à prouver que le piano pouvait être un instrument rock. Le titre d’ouverture, le tube « Crucify », n’est pas, comme on aurait pu s’y attendre, un morceau rock avec du piano mais un morceau rock à base de piano – nuance subtile mais importante. Littéralement, Tori Amos manie le clavier comme d’autres la guitare électrique. La méthode a fait école depuis, mais en 1992, c’était relativement inédit (quelque Jerry Lee mis à part).
En toute logique, la jeune rouquine a été catapultée superstar du jour au lendemain.
Little Earthquakes conserve pourtant une place à part dans la musique des années 90. Si l'on a déjà entendu depuis (y compris sur d’autres disques de la chanteuse) le piano utilisé de cette manière, on reste en revanche frappé, sur ce disque précis, par la diversité des climats et la richesse du répertoire. Tori Amos y passe sans tambour ni trompette d’un titre contemplatif et quasi symphonique comme « China » aux effluves jazzy de « Leather ». Mais elle tâte aussi du rock dur avec « Precious Things » et glisse même une rythmique hybride, quasi funk, sur « Girl ». La cohésion de l’ensemble étant assurée par une voix chaude et majestueuse, relativement grave mais capable de grimper d’un bond dans les aigues, comme ça, sans prévenir.
Une étonnante artiste que cette demoiselle Amos qui (se) joue des clichés avec un plaisir évident, faisant d’un texte extrêmement sombre une ballade romantique et sautillante (« Happy Phantom », probablement la chanson préférée des Dresden Dolls), et bâtissant tout un univers autour de paroles improbables, abstraites, d’une poésie à toute épreuve (« Silent All These Years »)… une insolente créativité assurée, de par sa forme, de fatalement plaire au plus grand nombre. D’où peut-être ce besoin de provoquer et de choquer sur scène qui la hanta durant les années qui suivirent. Et cette envie d’aller explorer de nouveau territoires musicaux sur des disques devenus de plus en plus complexes avec le temps.
Car même si c’est un second album, Little Earthquakes n’est que le premier chapitre d’une histoire beaucoup plus longue encore en cours d’écriture. Un chapitre clos depuis une décennie maintenant, dont il ne reste que la pureté légère et insouciante de « Winter » et la beauté de « Mother », plainte onirique de plus de sept minutes. De la poésie, des mots qui s’entassent, encore et encore… bien sûr, évidemment : elles étaient là, les secousses. Les coups de buttoir du piano pour sortir chaque chanson de sa torpeur apaisante…
Comme des petits tremblements de poésie…
Trois autres disques pour découvrir les Tori Amos :
Under the Pink (1994)
To Venus & Back (1999)
Scarlet’s Walk (2002)