[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°41
Internationale Sha La La - Mano Solo (1999)
Certains artistes sont de vieux amis. Ils nous accompagnent tout au long de notre vie. On a parfois l’impression qu’ils ont toujours été là.
Il faisait très froid ce soir là, mais nous étions tous ravis. On avait fait le déplacement jusqu’à Paris, Théâtre du Tourtour, pour voir Mano Solo livrer un concert exceptionnel, seul en scène avec son ami et guitariste Jean-Louis Solans. Ce fut une incroyable communion, un moment de grâce comme j’en ai rarement vécu.
De ce concert et de celui de la veille, Mano fit son premier double live. Que, bien sûr, je me suis empressé d’acheter à sa sortie.
J’aurais bien envie de présenter Mano Solo, mais je ne sais pas vraiment comment faire. D’autres l’ont fait avant moi. Certains bien, d’autre mal, peu importe. Il y a seulement deux clichés stupides qui circulent à son sujet et que j’aimerais casser. Le premier est celui de Mano Solo le chanteur prolo à la jeunesse misérable, limite il sort du ghetto. C’est marrant, parce que Mano est le fils de Cabu, le dessinateur. Pas un gosse de riche, certes, mais pas non plus un mec issu des favelas parisiennes ! Second cliché : la musique de Mano Solo est déprimante. Bien au contraire : ses chansons sont gorgées d’énergie et d’espoir que peu semblent avoir vu. Non, Mano n’est pas un chanteur dépressif et suicidaire. Je pense surtout qu’avoir révélé sa maladie, avec l’exhibitionnisme qui le caractérise, puis avoir enregistré un album intitulé Les Années sombres l’ont beaucoup desservi. C’était sans doute un risque à prendre, mais à quel prix ? Aujourd’hui encore, et alors que sa musique est désormais bien loin de la mélancolie d'antan, les gens ont conservé dans leur tête l’image du sidaeux qui chiale sur son sort. C’est dommage. Voilà les deux clichés à casser. Le reste, les débuts punks avec les Chihuahuas (qui furent l'un des tous premiers groupes skins à français), le split, les premières chansons chroniquant la maladie... tout ça appartient à l'histoire et à la (mauvaise) presse. Beaucoup de gens devraient relire leurs classiques et s’intéresser au concept de catharsis, car c’est exactement de cela qu’il s’agit. Exorcisme pour lui et catharsis pour son public – ou tout du moins celui de l’époque car comme je l’ai dit sa musique a beaucoup changé depuis ce temps-là.
C’est d’ailleurs précisément au centre de ces deux époques qu’est sorti ce double live. Un disque qu’on peut totalement appréhender comme un album à part entière, et qui occupe une place charnière dans son œuvre. C’est sans doute ce qu’il a produit de plus noir, l’apogée de ces fameuses « années sombres » et sans doute aussi une manière d’y mettre un terme. Bien sûr qu’on pleure en écoutant ces deux CDs. Mais on ne pleure pas forcément parce qu’ils sont tristes. Bien au contraire : on se sent mieux.
Je vais vous raconter une anecdote : un soir, il y a bien longtemps, j’ai subi une déconvenue amoureuse particulièrement dure à avaler. Vraiment. J’avais, comme je le faisais parfois à l’époque, jeté mes tripes sur le papier. Dans une lettre où je donnais tout ce que j’avais. Pour récolter au final ce commentaire : « je suis désolée, mais sache que c’est la plus belle déclaration qu’on m’ait jamais faite ». Connasse. J’en ai rien à battre moi ! je préfèrerais faire la déclaration la plus piteuse et t’avoir près de moi !!! J’en ai pris un coup. Puis je me suis bourré la gueule, comme vous ne pouvez même pas l’imaginer. J’ai failli sauter par la fenêtre, j’ai fait n’importe quoi, je vous donnerais bien des détails mais le problème c’est que j’ai tout oublié. En revanche je me souviens que le lendemain matin, quand je me suis réveillé avec une gueule de bois conséquente, j’ai placé ce disque sur la platine. Il y a eu les applaudissements, un salut timide… puis « Je reviens » :
… j’ai touché le fond, lâché du leste
Les morues, les cafards et tout le reste
Je me sens… bien !
Marcher dans les rues à pleins poumons
L’odeur des femmes, de leur giron
Je me sens bien
Je reviens…
Je suis sorti dans la rue, juste comme ça, pour marcher, et moi aussi j’ai respiré cet air, partout. Tout autour. Voilà ce que j’appelle la catharsis.
Oui, c’est un disque noir, et des chansons crépusculaires. Mano Solo n’en est pas dupe :
Mais les gens m’aiment parce que je suis triste alors
Pourquoi ils voudraient que je change ?
Et les gens m’aiment parce que je suis seul !
Et les gens m’aiment parce que j’ai mal !
Et les gens m’aiment parce que je meurs à leur place en quelque sorte
Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé ces chansons. Cette versification chaotique, ces images si poétiques comme celle du « Drapeau » ou des « Fées ». Ces sursauts de rage (« C’est en vain », « Je suis venu vous voir »), ces vers désabusés suintant malgré tout l’espoir (« Le Limon », « Allez viens », « Novembre ») et bien sûr cette voix. Rauque, puissante, gémissante… un souffle, un cri. Braillard et magnifique, cet homme qui se laisse aller, entre en scène et donne tout ce qu’il a dans le ventre. Comme Brel en son temps, comme Ferré, son père spirituel. Comme les vieux chanteurs de tango argentins dont mon grand père me passait les cassettes quand j’étais tout petit. Rares sont ceux, de nos jours, à pouvoir prétendre sans rougir à de telles filiations.
Sur ce live, c’est d’autant plus manifeste que les chansons sont livrées dans des versions dépouillées, toutes supérieures ou égales aux originales. J’ai toujours aimé les disques de Mano, mais les studios m’ont toujours semblé un peu trop surproduits. Trop d’arrangements, trop d’orchestrations, trop de tout… là, on a juste une guitare et une voix. Le minimum syndical – l’essentiel sans doute. On n’a jamais eu besoin de plus. L’épure reste pour moi la plus belle forme d’expression musicale. Du coup, la musique devient un cri dans la nuit – car ce disque ne s’écoute que la nuit.
Et les nuits, c’est bien connu, sont souvent dures. J’en ai passé plus qu'à mon tour, à écouter l’Internationale Sha La La, le disque comme le morceau titre aussi simple que poignant lorsqu'il est repris par un public en adéquation parfaite avec Mano. J’en ai passé, des soirées, à tourbillonner dans le noir sur le rythme chaloupé d’ « Une image » ou sur « Julie », qui dans cette version devient un blues superbe. J’en ai versé des larmes, à l’écoute de « Dis-moi » et de « Janvier ». Je l’ai chantée, « A pas de géant », seul, dans le noir, a capella.
Et j’en ai gardé la fin, érigé en quasi devise :
Alors mes jambes le moteur
Ma tripe l’ardeur
Mon cœur la blessure
Ma tête la rage
Se réveillent tous d’un coup
Et dans un sprint de fou
Rien ne m’arrêtera
Je serai premier avant la mort…
… et bras d’honneur à l’arrivée.
Car si ce disque est noir, triste, sombre et tout ce que vous voudrez, on en ressort heureux. Avec « Novembre », et puis « L’Internationale Sha la la la la ». Comme on sort de ces nuits douloureuses…
… debout.
Trois autres disques pour découvrir Mano Solo :
Les Années sombres (1995)
Je sais pas trop (1997)
Dehors (2000)