lundi 9 octobre 2006

Indépassable

[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°48]
Maxinquaye - Tricky (1995)

Depuis longtemps maintenant, Tricky a dépassé le simple statut d’artiste pour acquérir celui de (quasi) légende vivante. Ancien MC de Massive Attack (et ancien génie, diront les mauvaises langues), Adrian Thaw, de par son charisme, son aura mystérieuse et ses interviews rares mais toujours tapageuses, est devenu en quelques années la seule véritable icône à avoir émergée sur la scène electro depuis une éternité (peut-être même la seule, d'ailleurs, en tout cas au sens littéral du terme icône)...

Tricky, le trickboy qui se sent pris au piège au sein de Massive, persuadé que son talent n’est pas reconnu à sa juste valeur. Tricky qui enregistre ce premier album mythique en quelques semaines alors qu’il n’a jusqu’alors composé que quelques titres pour un EP (The Aftermath, publié l’année précédente).

Tricky qui, du jour au lendemain, va connaître la gloire. Pour le meilleur et pour le pire…

L’anecdote, bien sûr, est connue : la légende (jamais vérifiée) raconte qu'après avoir entendu sa géniale chanson « Ponderosa » dans un supermarché (ou un cinéma, selon les versions), Tricky rentrera chez lui furieux et fermement décidé à se lancer dans une destruction méthodique de sa carrière. De fait, ses quatre disques suivants formeront un magma déroutant, où l'artiste procèdera à une déconstruction en règle de sa musique. Jusqu'à la réduire au minimum syndical (voix et percussions) sur Juxtapose, créant ainsi une sorte de rap sinueux et oppressant.

Chacun aura sans doute son Tricky préféré. La majeure partie des gens considère les deux premiers comme essentiels, les deux suivants comme inaudibles, et recollent les morceaux avec Juxtapose. A peu près tout le monde s'accordera en tout cas pour dire que Maxinquaye, premier du lot, constitue un chef-d’œuvre jamais égalé – y compris par Tricky lui-même. Tout le monde aura bien raison.


Pourquoi ? Comment une petite frappe inconnue peut-elle sortir de nulle part et balancer du jour au lendemain l’un des disques majeurs de son temps ? La solution est finalement assez simple : au sein de Massive Attack, Tricky était la cinquième roue du carrosse. Jamais vraiment convaincu d'appartenir au groupe, déjà las du business avant même que le succès soit au rendez-vous, il était plus considéré par les trois autres comme une guest-star que comme un musicien – à raison. Car Tricky n’est pas à proprement parler un musicien. En revanche, il est un artiste… la différence est ténue et, pourtant, son importance est capitale. Ses trois collègues se sont révélés au fil des années être des musiciens plus que brillants, mais Tricky possède lui une vision artistique unique en son genre, qu'il n'a eu de cesse de développer au fil de ses albums solos. Étant par ailleurs le seul dans toute la fameuse scène de Bristol à avoir conscience que ce que la presse appelle trip-hop n'aura qu'un temps, il va rapidement s’en désolidariser. Et Maxinquaye peut à juste titre être considéré comme le disque qui a enterré ce microscopique mouvement.

Plus qu’un album, il s’agit d’un patchwork, d’un cocktail, de quelque chose de totalement indescriptible… comme une incroyable orgie sonore à laquelle Adrian Thaw a convié tous les genres musicaux : hip-hop (« Overcome » et sa flûte angoissante), R&B, reggæ, rock, soul, funk, trip-hop, jazz… les douze titres de ce disque condensent en cinquante-sept minutes plus de quatre décennies de musique populaire, pour le plus grand plaisir des oreilles. C’est étrange, déroutant, sombre, lancinant… extrêmement calme et apaisant par instant (« Pumpkin », « Abbaon Fat Tracks »), puissant et totalement flippant l’instant d’après (« Black Steel »). Atmosphérique, certes, planant, probablement, mais toujours mélodique et harmonieux. D’où ces chansons devenues plus que des tubes : des classiques. Si vous ne connaissez ni Tricky ni Maxinquaye, posez juste une oreille sur « Ponderosa » ou « Hell Is 'round the Corner »… je suis sûr et certain que votre réaction sera : « Ah ! c’est ça Tricky ?! bah oui, j’connais !!! ». Bah oui. Vous connaissez. Vous en doutiez ? Combien de publicités et de reportages ont été illustrés avec les morceaux de cet album ? Difficile de donner un nombre précis, mais le cap de la centaine a largement été dépassé (et ce depuis longtemps).

Attention cependant : au contraire de la plupart des productions electro de l’époque , Maxinquaye est bien plus qu’un simple disque d’ambiance. Il suffit d’éteindre les lumières, de fermer les yeux et d’écouter le flow langoureux et habité du maître des lieux sur « Hell Is 'round the Corner » ou le martial « Strugglin’ »… la forme n’a pas été privilégiée au détriment du fond ; si cet album a indéniablement un son proprement démentiel, on n’a pas affaire à une coquille vide. Ce n’est pas pour rien que Kate Bush a comparé un jour Tricky à un de ses meilleurs amis aujourd’hui disparus – un certain Bob Marley. Sans avoir le côté prêcheur de l’icône rasta, Adrian « Tricky » Thaw possède manifestement une présence écrasante et à la limite du croyable… presque chamanique. Le voir sur scène a du coup quelque chose de comique et d'envoûtant à la fois. Déjà, si ses disques sonnent parfois un peu mous (surtout le dernier), ses concerts ont quelque chose de tribaux, de primitifs, et dégagent une énergie étonnante pour quelqu’un qui signe une musique aussi zen. Surtout, son attitude frappe, hallucine. Impressionnant, charismatique, tout ce que vous voudrez... il ne fait rien. A part allumer un joint (énorme) toute les deux chansons, tourner le dos au public ou prendre le micro à l'occasion... pourtant, cela suffit à captiver la foule… Quand je vous parlais de présence.

Et cette voix… elle a quelque chose de tellement prenant... après toutes ces années à fumer comme un dingue, il faut être franc, elle ne ressemble plus à rien. D'ailleurs, sur ses derniers disques, il ne chante quasiment plus. Son organe est rauque, étouffé, à faire passer Tom Waits pour Pavarotti. Peu importe. Au-delà de ce simple constat d’ordre physique, finalement, il est doté d’une scansion si particulière et d’un flow tellement unique en son genre que ça n’a aucune espèce d’importance.

Reste qu’après ce premier album et les trips auditifs des suivants, Tricky a fini par rentrer dans le rang. Il est devenu cool. Ou bien il veut le (faire) croire. Ses deux derniers disques, néanmoins sympathiques, versent dans l'electro-pop-funk, loin des des climats décharnés des débuts. Après avoir divorcé de sa maison de disques (auquel il dédia un EP entier sur lequel il martèle pendant six minutes "F*** Polygram!"), il s'est mis à inviter Alanis Morissette et Cyndi Lauper sur ses disques et accorde même des interviews. Mieux, il réussit désormais à terminer une tournée sans avoir annulé une seule date.

C’est triste, mais cela n’empêche nullement d’apprécier ce Maxinquaye qui n’a finalement qu’un seul défaut : il est tellement parfait que Tricky n’a jamais fait mieux.


Trois autres disques pour découvrir Tricky (mais tant qu’à faire c’est vraiment celui-ci qu’il vous faut) :

Nearly God (1996)
Pre-millenium Tension (1996)
Angels with Dirty Faces (1997)