samedi 18 novembre 2006

La Rabouilleuse - Le Chef-d'œuvre inconnu

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S’il est un peu plus souvent cité que les deux premiers volets du cycle des Célibataires, La Rabouilleuse n’en demeure pas moins un texte assez obscur au regard de la popularité (pas toujours justifiée) de certains classiques balzaciens incontournables et rarement contournés. Alors : La Rabouilleuse serait-elle le véritable Chef-d’œuvre inconnu ? Et pourquoi pas ? c’est en tout cas l’une des ses œuvres oubliées (il y en a beaucoup) les plus réussies de Balzac, à n’en pas douter.

Il est assez intéressant de mettre dans la balance les intentions de l’auteur et le résultat obtenu… car dans sa dédicace à Charles Nodier c’est un Balzac plus moralisateur que jamais qui décrit son roman comme un aperçu « des effets produits par la diminution de la puissance paternelle. Ce pouvoir, qui […] constituait le seul tribunal humain où ressortissaient les crimes domestiques. » … avouez que présenté ainsi ça ne donne pas vraiment envie (et qu’au passage ça casse l’image de Balzac-l’Ecrivain-Progressiste). Pourtant, La Rabouilleuse est un chef-d’œuvre. Parce que Balzac n’a pas réussi du tout à démontrer ce qu’il voulait démontrer, mais est en revanche parvenu à dresser une de ses plus formidables galeries de portraits.

On aurait pu introduire le roman par ce passage :

« O mère ! tu es mère comme Raphaël était peintre ! Et tu seras toujours une imbécile de mère ! »

Cette phrase est jetée à l’adresse d’Agathe, qui n’est pas la Rabouilleuse du titre du tout, mais qui est bel et bien le personnage central du texte. C’est un curieux contre-pied, d’ailleurs. Au point qu’on ne comprend pas vraiment pourquoi Balzac a choisi d’intituler ainsi son livre.

Agathe est une mère aimante, qui sacrifia tout ou presque à ses enfants, poussée en cela par le décès précoce de son époux, un peintre doué qui ne parvint jamais à vivre de sa peinture. Aussi, lorsque son petit dernier, Joseph, montre une inclination prononcée pour les arts, elle fait tout ce qui est en son pouvoir pour le décourager de peur qu’il ne finisse comme son père… et rejette de fait toute son affection sur l’aîné, Philippe, qu’elle chérit plus que tout. Ici apparaissent tout le génie et la cruauté de Balzac : contre toute attente, ce n’est pas le fils lésé qui va devenir une crapule, mais le fils adoré. En dépit (à cause ?) de tout l’amour et de tous les moyens que lui aura offerts sa Maman. Au passage, l’auteur se joue à plaisir d’un cliché romanesque déjà totalement éculé à son époque : celui de l’artiste maudit. Ce schéma totalement caricatural, Balzac le renverse en deux pages là où d’autres n’y arrivent pas en dix romans ; car chez lui bien sûr par question que l’artiste soit miséreux ou marginal. Joseph est un homme honnête et respectable qui vit décemment de son travail tandis que c’est son frère le militaire qui mène une vie de débauche. Bref, Balzac pulvérise quelques clichés et la concurrence simultanément – avouez que ce n’est pas donné à tout le monde. Le plus surprenant étant qu’on se demande par instant si l’auteur en a vraiment conscience… durant toute cette relecture, j’ai eu la sensation curieuse qu’il voulait essentiellement émouvoir avec le personnage d’Agathe et ne rendait celui de Philippe sympathique que par ricochet… qu’importe ! les faits sont là : le manichéisme, que ce soit sciemment ou non, est remisé au placard.

Pile à ce moment, Balzac frappe son second grand coup en brisant totalement la dynamique de son texte : il interrompt tout simplement son récit, un peu comme un vieux monsieur qui raconterait une histoire au coin du feu, pour s’arrêter à grand renfort de flashbacks sur le destin de son Agathe. Un personnage singulier dont la principale caractéristique semble d’être spoliée tout le temps et par tout le monde. C’est donc finalement arrivé à un peu plus de la moitié qu’entre en scène la fameuse Rabouilleuse. Un caractère en pointillé dont on se doute bien à ce stade du roman qu’elle ne jouera finalement qu’un rôle de détonateur dans la mécanique narrative…

Vous l’aurez compris, cette pièce montée de l’art balzacien s’amuse à surprendre en permanence le lecteur tout en pourfendant quelques personnages bien peu aimables (ce qui est le minimum pour du Balzac). Et histoire de manier le pied-de-nez jusqu’au bout, le lecteur qui n’aura pas été totalement happé par l’intrigue notera non sans étonnement que l’auteur y fait montre d’un sens du dialogue remarquable, réduisant à néant l’argumentaire habituel comme quoi Balzac n’écrit que des textes à dominante descriptive…


👑 La Rabouilleuse 
Honoré de Balzac | Folio, 1842