lundi 6 novembre 2006

Louis Aragon - La Modification ?

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Dès les premières pages, La Mise à mort joue à fond la carte de la confusion entre personnage, narrateur et auteur : l’auteur écrit sur un personnage qui écrit sur un personnage. Exposée de manière aussi simple, la mise en abyme fiche déjà le tournis. Vous me croirez ou non, mais exposée à la manière d’Aragon, c’est carrément la nausée (sans jeu de mots).

Malin, l’auteur a glissé quelques brèves pages de lucidité peu après l’incipit :

« On va se demander où est la limite entre Anthoine et moi, entre l’imaginaire et qui l’imagine. Nous nous distinguons par la couleurs de nos yeux […] … mais il existe une zone de confusion, une région où nos silhouettes tendent à se superposer… »

… ces pages suffisent-elles à rendre le roman lisible (dans tous les sens du terme) ? Oui et non. Durant la première partie du livre, on est fulguré tant par l’écriture d’Aragon (d’une rare poésie – mais je ne vous apprends rien je pense) que par le concept sur lequel il a bâti son livre (et c’est sciemment que je parle de concept, car le terme d’intrigue semblerait aussi incongru que déplacé – La Mise à mort s’étend bien au-delà) : le narrateur (qui est peut-être l’auteur… mais peut-être pas) écrit sur un personnage (Anthoine), qui a perdu son image. Et ce narrateur entreprend de retrouver l’image d’Anthoine, sinon de la reconstruire, en se basant sur sa propre image.

Cette première partie du récit (assurément la plus réussie) est complexe, tordue, inédite, fascinante… les superlatifs manquent. Aragon se livre à des jeux de miroirs impressionnants, où l’esthétisme (pas une seule de ces pages qui n’exulte la beauté) se mêle à une réflexion très personnelle sur le statut d’écrivain. Les ambiguïtés sont même poussées jusqu’à leur paroxysme lorsque notre narrateur se retrouve face à un ami, Christian, qui a écrit un livre racontant… sa vie à lui. Ou, pour être exact, un livre reprenant des éléments de sa vie qu’il n’a jamais dévoilés à personne.

Pour un peu, je vous aurais fait plaisir j’aurais sorti en guise de final à cet article un : Un livre incroyablement kafkaïen !...

(je rappelle que l’expression ci-dessus signifie en gros que la personne l’employant n’a rien compris au bouquin dont elle parle, ça en jette carrément plus que de dire Un livre incroyablement incroyable)

… seulement voilà, il y a un hic. Ce hic, c’est la densité de La Mise à mort. Accusant ses cinq-cent-vingt-sept pages, ce livre est infiniment trop long pour être parfaitement maîtrisé. C’était assez prévisible, car avec un tel postulat de départ il était peu probable qu’Aragon réussisse à maintenir l’équilibre jusqu’à la fin. Mais le pire, c’est que ce n’est même pas une question d’équilibre. C’est un problème de trop-plein. L’auteur a trop d’idées, trop de questions à poser, trop de digressions à glisser en plein milieu de sa non-histoire, ce qui au final donne l’impression qu’il essaie désespérément de rallonger le roman. Intercaler des parties en forme de lettres est une idée comme une autre. Intercaler des parties en forme de digressions et les intituler « Digression ceci » et « Digression cela » en est une autre. Seulement tout cela mis bout à bout sent un peu trop le procédé pour être honnête… La vérité, c’est qu’arrivé à la moitié du livre, on a la désagréable sensation que l’auteur, à force de vouloir embrouiller le lecteur, a fini par s’embrouiller lui-même…

Cela gâche un peu plaisir, du coup… forcément. Car La Mise à mort était partie pour être un chef-d’œuvre. Les cent-cinquante premières pages comptent même parmi ce que j’ai lu de plus extraordinaire depuis des années… et puis le soufflet retombe, comme ça, sans prévenir.

Et ce qui aurait pu (dû !) être une œuvre exceptionnelle n’est plus qu’un bon roman qui aurait gagné à être raccourci d’au moins un quart.


👍 La Mise à mort 
Louis Aragon | Folio, 1965