[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°56]
Odelay - Beck (1996)
C’est l’histoire d’un monsieur très rigolo qui est arrivé au début des années 90. Il avait un nom bizarre : Beck. Un nom à la con, vraiment, qui se prêtait à tous les jeux de mots les plus éculés. Mais comme sa musique était aussi pour le moins bizarre, ça passait comme une lettre à la poste. En plus, il chantait que MTV lui donnait envie de fumer du crack et qu’il était un loser… il y avait donc peu de chances que qui que ce soit ait eu envie de le prendre au sérieux.
En juin 1996, Beck a déjà quatre années de carrière derrière lui (premier maxi en 92). Il a surtout pas moins de quatre albums à son actif, tous sortis entre 1993 et 1994. Par respect, voire même par pudeur pour tous les Trent Reznor du monde, on évitera de préciser combien il a sorti d’EPs durant ce laps de temps, parce qu’il y aurait de quoi dégoûter à vie tous les artistes qui mettent cinq ans à écrire un album quand Beck, lui, vous en torche un en dix minutes. Certes, il a depuis ralenti la (dé)cadence, et parvient même, parfois, à ne plus sortir de disque pendant un an – mais ce fut uniquement après un très long travail sur lui-même exécuté avec l’aide d’un excellent psychiatre.
Au moment qui nous intéresse, le 18 juin 1996, notre lutin est encore en pleine période de créativite aigue. Cela finira par lui faire du tort, évidemment : on ne peut pas éternellement sortir trois disques par an sans se viander. Il n’empêche que du maxi MTV Makes Me Want Smoke Crack à l’album Mutations inclus, soit donc durant six ans, Beck ne commettra quasiment pas de faux pas. Mieux : il est à ce jour le seul songwriter de tous les temps (avec le Dylan de la période 1963 - 69) à avoir publié cinq chefs-d’œuvre consécutifs – ses cinq premiers albums sur des labels (le premier, paru en 1993, était autoproduit... et un tout petit peu en dessous).
Odelay est le dernier as du premier carré, mais je ne sais pas si c’est le meilleur. Il y a à peu près autant de meilleurs albums de Beck que de fans de Beck, ce qui n’est pas peu dire ! C’est en tout cas mon préféré, sans doute parce qu’il me semble un poil plus cohérent que les précédents. Bon, que ceux qui connaissent Beck Hansen ne s’affolent pas : quand je dis « cohérent », c’est très relatif. Avec lui, rien n’est cohérent très longtemps. On pourrait même considérer un disque s’ouvrant sur la tornade décadente « Devil’s Haircut » et se refermant sur le blues contemplatif « Ramshackle » comme totalement incohérent, hétéroclite et indigeste.
Sauf que non. Car si la devise officielle de Beck demeure le fameux « Expect the unexpected », sa devise officieuse doit être (je suppose) « Make the indigestible digestible ». Devise que l’artiste s’applique à mettre en pratique durant les quelques cinquante minutes de cet album – tout simplement l’un des plus important des années 90. De ceux qui définissent le son des années à venir avant tous les autres.
D’une certaine manière, je suis le premier surpris qu’il s’agisse de mon Beck préféré, dans la mesure où Odelay représente l’inverse de tout ce que j’écoutais à l’époque de sa sortie. Mais cet album défie toutes les règles. C’est une œuvre démente signée par un artiste qui ne l’est pas moins, ce qui explique sans doute que je sois tombé en adoration totale devant un objet où ça samplait à tout va alors même que je développais à l’époque, en même temps qu’un chouia d’acné, une allergie aux samples de plus en plus en préoccupante. A ma décharge, il faut dire aussi que bon… seuls les pros de chez pros peuvent reconnaître quel titre Beck a recyclé à tel endroit. Il y a minimum un sample par chanson (plus sur certaines), mais ça reste relativement discret – ou plutôt remarquablement digéré (on y revient, à la digestion). Pas de risque d’overdose ou de mauvais transit intestinal quand vous reconnaîtrez « It’s All Over Now, Baby Blue » du Zim sur « Jack-ass »… parce que, tout simplement, vous ne le reconnaîtrez pas. D’ailleurs, vous n’en reconnaîtrez aucun sans regarder les notes de pochette. On peut même parier. Je vous propose un jeu très simple : téléchargez le disque, et sans tricher, dites-moi à l’oreille quel titre sample James Brown. J’embrasse les gagnants avec la langue.
Bref ! Au cas où je n’aurais pas encore été assez clair, Odelay ne ressemble à rien de connu. Même pas aux autres de disques de Beck (ni ceux d’avant, ni ceux d’après)… c’est d’ailleurs peut-être le moins représentatif de son œuvre dans le son – en revanche dans l’esprit on ne peut pas trouver mieux puisque l’esprit de cette œuvre est simple : faire ce qu’on veut quand on veut comme on le veut. Punk, Beck ? à écouter « Minus », petite déflagration en fin de disque, on pourrait presque le croire. Mais retiré de son contexte, ce titre pourrait être très trompeur. Ecoutez plutôt dans la foulée l’intro blues déglingo de « Hotwax » sur laquelle Beck vient rapper (dans la droite lignée de son premier disque, Mellow Gold), le génial « Lord Only Knows » (dont le beuglement introductif a longtemps été mon répondeur... je peux vous dire que personne ne s’emmerdait à me laisser un message), le groove furieux de « The New Pollution » (sans aucun doute mon morceau préféré de l’album), l’ambiance zarbi de « Derelict », la folie furieuse de « Novocane » (deux titres en un)… et je ne suis arrivé qu’à la piste 6, là !
Je ne vous ai encore parlé ni de l’intro psyché de « Where It’s at », qui débouche sur un rap-funky délirant, ni de « Sissyneck », ni de « Rock the Catskills » (idéal pour réveiller une soirée ratée)… mais c’est suffisant, j’espère, pour que vous ayez compris que sur Odelay, il n’y a pas deux morceaux pareils (ni un seul mauvais). C’est un édifice à peine croyable, qui ne tient que grâce à la densité du son concocté par les Dust Brothers (rétrospectivement on se rendra d’ailleurs compte que c’est LE problème de Beck : quand il n’a pas un ou des producteurs géniaux pour l’encadrer, ça part dans tous les sens).
Ecoutez cet album, je vous le demande gentiment. Il est probable que vous ayez à un moment ou un autre l’impression de l’avoir déjà entendu. Dans ce cas, ne criez pas victoire : ce n’est pas que vous avez reconnu les samples. C’est juste qu’il a tellement été imité ces dix dernières années qu’il en est devenu presque banal. C’est le lot de tous les grands disques, et celui-ci en est un : à sa sortie, tout ce que la scène indie US comptait de raclures s’est mis à faire du Odelay à toutes les sauces en se répandant à longueur d’interviews sur le mode « C’est lo / fi, maaaaaaaaaaaaan »…
Bah ouais, bien sûr. La vérité, c’est que ces pauvres mecs essayaient depuis des années de faire du Pavement mais que Pavement c’était encore un peu trop complexe pour eux. Alors que sampler, sur le papier, c’est super facile.
Bien sampler, c’est une autre affaire.
La morale de l’histoire, c’est que de toute façon ces losers (les vrais) ont tous été balayés, débordés à ma droite par le neo-metal puis à ma gauche par le revival rock'n’roll. Beck, lui, est toujours là. Il a eu l’intelligence de faire autre chose après, de ne plus jamais réessayer de sonner comme sur cet album, sachant pertinemment qu’il s’y casserait les dents tant Odelay est intouchable. Du coup, il est parti visiter d’autres planètes musicales, et il continue, encore et encore. A ce jour, le seul genre musical qu’il n’ait pas encore abordé est la world-music, mais ça ne saurait tarder. Mais de même qu’il a publié successivement le meilleur disque folk de son temps, puis le meilleur disque electro de son temps, puis le meilleur disque pop de son temps, puis le meilleur disque funk de son temps, puis le meilleur disque de rupture de son temps…
… de même il est fort probable qu’il publie prochainement le meilleur album de world-music de son temps. Ou de classique, allez savoir ? après tout, il l’avait bien dit, qu’il fallait attendre l’inattendu.
Trois autres disques pour découvrir Beck :
One Foot in the Grave (1994)
Mutations (1998)
Sea Change (2002)