[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°57]
On the Beach - Neil Young (1974)
Choisir un album de Neil Young m’a été aussi douloureux que choisir un disque de Bowie. Un seul, c’est cruel. J’ai même failli tricher et en prendre deux : un de Neil Young & Crazy Horse et un de Neil Young tout seul… puis je me suis rendu compte de la débilité de cette idée : si j’avais choisi un disque de Neil Young en solo, j’aurais pris On the Beach. Qui est un album sorti sous le nom de Neil Young, mais enregistré avec Crazy Horse… un Crazy Horse en lambeaux, certes mais un Crazy Horse tout de même. A savoir le bassiste Billy Talbot, le batteur Ralph Molina et le guitariste Nils Logfren.
Pourtant, si j’avais dû rédiger ce Top 100 il y a trois ans ans, je n’aurais pas mis cet album, pour une raison aussi simple que rédhibitoire : de sa sortie en 1974 jusqu’à 2003, On the Beach a été quasiment introuvable. Ce disque étrange est le fruit d’un raisonnement tordu typique du Loner, qui du coup s’en est mordu les doigts durant presque trente ans.
Novembre 1972 : alors que Neil Young vient d’atteindre le zénith de sa carrière avec l’album Harvest et le mega tube « Heart of Gold », il entre en studio ravagé par le décès de son roadie et ami Bruce Berry. C’est la période la plus trouble de sa carrière – c’est aussi la période de sa vie qui est le plus souvent source de malentendus. Première erreur régulièrement répandue par les portraitistes du Loner : Tonight’s the Night, son disque le plus sombre et le plus sublime, a été enregistré suite à la mort de son guitariste, Danny Whitten. C’est faux : Whitten n’était pas encore décédé au moment de l’enregistrement éclair du disque. Il est mort en plein milieu. Le problème étant qu’il est très difficile de savoir précisément quand ce disque a été enregistré. Ce qui est certain, c’est que Whitten n’a pas pu mourir avant l’enregistrement, puisqu’il joue dessus. En revanche, Whitten, qui était un sacré guitariste en plus d’un des meilleurs amis de l’artiste, n’est pas resté jusqu’au bout de la session. Défoncé jusqu’aux ongles des orteils, Whitten se montra à l’époque incapable d’assurer et fut renvoyé chez lui par Young qui, grand seigneur, lui donna de l’argent pour son billet d’avion. Pas très inspiré sur ce coup là, puisque Whitten va s’empresser d’utiliser cet argent pour acheter l’héroïne qui le tuera en quelques heures. On comprend donc le chaos mental dans lequel se trouve Neil Young en 1973, chargé d’une culpabilité qui aurait réduit à néant n’importe quel être humain normal. Sauf que Neil Young n’a rien d’un être humain normal : ce n’est pas pour rien qu’il survécut à toutes les tempêtes et à toutes les modes sans jamais sombrer. Ce n’est pas pour rien qu’il réussit à être adulé successivement par les hippies, les punks, les grungers et on en passe… Neil Young est une exception. Le seul dinosaure du rock (ou de la folk, le cas échéant) à n’avoir JAMAIS commis de disque foireux. Même pas dans les années 80. S’il a bien fait quelques erreurs, il s’est toujours remis en scelle aussitôt, contrairement à d’autres (Dylan, par exemple, dont la créativité a été en berne de 1979 à 1989).
Alors donc Neil Young, plutôt que de sombrer dans la dépression, a pris le taureau par les cornes. Il a terminé l’enregistrement de ce Tonight’s the Night crépusculaire, en a fait un exécutoire auquel il doit probablement de l’avoir gardé en vie. Quel rapport avec On the Beach, me direz-vous ? Objectivement : aucun. Seulement voilà : quand son label (Reprise) va entendre ce disque suicidaire et déglingué, il va prendre peur et tout simplement refuser de le sortir. A cette époque, Neil Young a atteint la première place de tous les charts de la planète avec un album doux et contemplatif. Pas question que cette œuvre violente, rugueuse et glauquissime ne viennent tuer la poule aux œufs d’or. Considéré comme invendable, Tonight’s the Night ne verra le jour que deux ans après son enregistrement. C’est le début d’un bras de fer permanent entre le Loner et sa maison de disques... Sommé d’écrire « n’importe quoi, sauf ça » (selon les mots du patron de Reprise dont j’ai oublié le nom), Young part tourner en Angleterre dans l’optique d’enregistrer un live. Mais bien décidé à ne pas se laisser faire, il n’y joue que dans des tous petits clubs et refuse d’interpréter ses standards. A la place, il jette en pâture chaque soir l’intégralité de Tonight’s the Night dans des versions déjantées, ultra-violentes et encore plus glauques, jusqu’à en dégoûter le public à quelques rares exceptions près… notamment deux ados présents dans la salle un de ces soirs et qui, fascinés, trouveront ainsi leur vocation : John Lydon et John Simon Ritchie, futurs Johnny Rotten et Sid Vicious. Affolé, Reprise sort donc le live Time Fades Away, lui aussi entièrement composé d’inédits. C’est le second malentendu entourant cette période : contrairement à une idée reçue qui frôle le grotesque lorsqu’on prend la peine de l’écouter, ce disque n’a absolument pas été enregistré sur la fameuse tournée anglaise susmentionnée – mais sur la tournée américaine de 1972 – 73.
Time Fades Away se vend très bien (probablement plus sur le nom de son auteur que sur sa qualité), mais Neil Young est devenu persona non grata chez Reprise. Sa seule chance de ne pas être licencié et ruiné c’est d’enregistrer un album. Dont acte : on en arrive à On the Beach. Un album folk-rock basique enregistré à la va-vite avec ce qui reste de Crazy Horse, et qui n’avait initialement d’autre but que de satisfaire une maison de disque. Sauf que Neil Young est en plein divorce, et que du coup, le résultat va très largement dépasser le statut d’œuvre de commande.
Ainsi naquit le chef-d’œuvre de Neil Young, destiné à rester enfoui durant trente ans pour la seule et unique raison que son auteur ne l’assumait pas. Et il est probable que sans une pression énorme des fans, On the Beach n’aurait jamais été réédité.
Premier truc saisissant : le son. On pourrait croire que c’est dû à la remasterisation, mais pas du tout : je le possède en vinyle, et le son est déjà comme ça. C’est à dire clair, limpide, extrêmement moderne. Là où beaucoup des premiers albums du vieux Neil sonnent un peu poussiéreux (volontairement par ailleurs) celui-ci sonne plus contemporain que ses albums des années 2000. Du coup, dans le même ordre d’idées, le répertoire semble avoir été adapté à cette bizarrerie sonique (du moins pour l’époque) et ne sonne pas vraiment comme le reste de l’œuvre de Young. Un artiste qui a certes prouvé au gré des années qu’il était capable de se renouveler mais a tout de même conservé une patte immédiatement reconnaissable depuis 1966… sauf sur ce disque. Dès les premières notes de « Walk-on », l’auditeur connaissant un peu notre gaillard sera stupéfait : on connaît bien sûr la valse aux hésitations entre folk et rock chez Neil Young. On the Beach se trouve pile au carrefour des deux, et son intro est une chanson… pop. Au sens quasi beatlesien. Avec des arrangements fruités, une guitare qui tourbillonne, des chœurs… c’est presque sophistiqué ! Incroyable, tout de même, de trouver un tel titre sur l’album d’un mec qui a passé sa vie à épurer sa musique. Des comme ça, il ne doit pas en y avoir cinquante mille dans sa discographie. Peut-être une ou deux sur l’album parodique Everybody’s Rockin (1983)… pas plus. Après cette intro luxuriante résonnent quelques notes de synthé. Là encore, surprise : hormis sur son Trans (1983 aussi) Young n’a jamais été très friand de ce genre de gimmick – les rares fois où il s’y essaya furent d’ailleurs de cuisants échecs. Pourtant ce titre, « See the Sky About to Rain », est tout simplement lumineux en dépit d’un texte malheureux comme les pierres. Comment expliquer ça ? L’album de divorce de Neil Young serait-il son plus joyeux ? Non, heureusement. Les textes sont à peu près aussi joviaux qu’un enterrement de vie de garçon à l’UMP. Young a juste pris le parti de leur composer des mélodies graciles et aériennes, parfois psychédéliques (« Revolution Blues »), parfois glaciales (« On the Beach »)… mais toujours vivantes. Même quand le morceau s’intitule « Vampire Blues ». D’ailleurs c’est probablement l’album de Neil Young où sa voix est le plus en avant et le plus mélodique.
Il n’empêche que globalement, On the Beach étonne par son calme, sa délicatesse. C’est à peu près l’inverse absolu de No More Shall We Part ou plus généralement du disque de divorce tel que conçu habituellement. Qu’on ne s’y trompe pas : « Motion Picture » est une chanson désolée comme le générique de fin d’une comédie sentimentale qu’on matte tout seul dans sa chambre d’étudiant. Simplement Neil Young désolé ne semble pas éprouver le besoin de désoler l’auditeur. En dépit d’un titre éloquent (« Ambulance Blues ») et d’un climat mélancolique, le grand final semble d’ailleurs placé sous le signe de l’espoir. Parce que Neil Young ne donne pas l’impression qu’il va mourir. Il n’éprouve pas le besoin de hurler à la mort ou de chialer dans sa bière…
En somme, On the Beach est une œuvre miraculeuse. A ma connaissance il s’agit de l’unique album de rupture (au sens « qui ne parle que de ça ») qui fasse monter les larmes aux yeux sans jamais donner envie de crever. Neil Young est là, seul, abandonné… mais digne. Pudique si cela vous chante – l’important est ailleurs : dans ce qu’il y a avant ce disque. Et donc après, dans sa discographie : Tonight’s the Night.
Tel est le secret enfoui au cœur d’On the Beach : il est relativisé par un disque fantôme qui ne sortira qu’un an et demi plus tard. De même que le divorce de Neil Young est relativisé par les morts successives de ses deux meilleurs amis. On the Beach, Tonight’s the Night ; Tonight’s the Night, On the Beach… j’aurais pu choisir les deux. Ils se complètement. L’un est à écouter lorsque vous êtes tristes. L’autre, lorsque vous êtes désespérés.
Trois autres disques pour découvrir Neil Young :
Tonight’s the Night (1975)
Rust Never Sleeps (avec Crazy Horse / 1979)
Sleeps with angels (avec Crazy Horse / 1994)