...
Comme vous le savez sûrement, je suis engagé depuis des années dans une lutte sans merci contre les quatrièmes de couvertures, pas forcément inutiles sur le fond mais bien souvent foireux dans les faits. Combien de fois ai-je maudit ces petits textes qui en disent toujours trop ? Beaucoup !
Celui d’Ivre du vin perdu appartient à un autre genre : les quatrièmes de couvertures qui disent carrément n’importe quoi. Je ne vais pas m’emmerder à le recopier, mais sachez que si vous tombez sur l’édition Folio de ce bouquin il ne faudra surtout pas vous fier au tissu d’inepties débité au dos… on nous y annonce en effet un roman évoquant la scandaleuse vérités de deux libertins, ce qui ne manquera pas de faire sourire : si ces deux personnages existent bel et bien, leur confrontation n’apparaît clairement qu’au premier chapitre (par ailleurs soufflant), dans lequel Nil et Rodin échangent des réflexions finalement assez banales sur leurs vies respectives de débauchés. Ce chapitre passé, Rodin va être totalement relégué au second voire au troisième plan, là où Nil ne quittera plus les préoccupations du lecteur.
La mise en parallèle de ces deux caractères n’est cependant pas inintéressante, car Matzneff y développe (volontairement ou non ?) deux visions radicalement opposées de ces amateurs de jeunes gens et de beaux vêtements, qui rappelleront plus d’un souvenir ému aux amateurs de Huysmans ou Lorrain. D’un côté Nil, libertin certes, mais plutôt sensible, faussement désabusé et infiniment plus romantique qu'il ne veut se l'avouer. De l’autre Rodin, donc, cynique et cassant, qu’on imaginera volontiers grand, sec et dépourvu de scrupules, qui d’ailleurs ne pratique plus guère que le sexe payant avec les jeunes garçons croisés lors de ses voyages autour du monde. Ces deux là sont les meilleurs amis qui soient, ils ont le libertinage en commun, et pourtant leurs modes de vie n’ont franchement rien à voir. C’est extrêmement intéressant car cela permet d’éviter les stéréotypes (Matzneff utilise d’ailleurs le même procédé tout au long du roman lorsqu’il évoque les jeunes amoureuses de Nil, toutes très jeunes et très impressionnables mais toutes complexes et fascinantes) et de placer en opposition un libertin au sens littéraire du terme (façon Laclos) et un libertin au sens littéral (façon Sade) – sachant que l'un n’est pas moins crédible que l’autre. Du point de vue purement technique, l’auteur aurait pu n’utiliser que le seul Nil – Rodin n’est clairement qu’un faire-valoir. En en mettant deux, il pourfend les clichés et affirme la multiplicité d’un mode de vie trop souvent réduit à une image figée pêchée chez le Marquis susmentionné.
Après quoi, Ivre du vin perdu, loin de se simplifier, s’étire : derrière une apparence chaotique, c’est un texte extrêmement souple, structuré, maîtrisé. Si Matzneff cède par instant à l’énumération des conquêtes, ce n’est que pour mettre en relief la douleur de Nil, la faire comprendre implicitement : au début du roman, il vient de rompre avec sa maîtresse, Angiolina. Pourquoi ? Il est probable qu’il ne le sache pas lui même. Officiellement il fuit les ennuis en la laissant avant sa majorité. Officieusement, les sentiments amoureux violents qu'elle provoque chez lui menacent jusqu'à sa conception de la vie, l'amour fou s'accordant assez peu avec le libertinage... bref le point de la rupture n'est pas très clair, mais qu'importe : les faits sont là et au moment de l'incipit l'histoire a fait long feu. Ce qui saute rapidement aux yeux du lecteur en revanche, c’est qu’Angiolina est partout. Elle le hante, devenant rapidement le nœud d’une intrigue dans laquelle elle n’apparaît quasiment pas physiquement. Comme si Angiolina n’existait qu’à travers les yeux amoureux et blessés de son ex amant… Comme si, aussi, toutes les femmes après elle devaient fatalement lui être comparées : au fil des pages, Angiolina explose le statut d’ex ou de souvenir pour devenir un mètre-étalon totalement inutile – puisqu’aucune ne parvient jamais à l’égaler. Pour un livre qualifié d’immoral à sa sortie, on a quand même vu plus trash… autant le dire : si Matzneff avait créé sa non-héroïne deux ans plus âgée, personne n'aurait trouvé à y redire, et Ivre du vin perdu doit surtout sa réputation sulfureuse à d'autres ouvrages de l'auteur (Les Moins de seize ans, entre autres).
Le problème c'est qu’Angiolina n’aurait absolument pas pu être plus âgée. La différence d’âge et de maturité entre elle et Nil, au-delà des préférences sexuelles de ce dernier, est le moteur du roman (même si Nil n’a par ailleurs pas vraiment d’âge, enfin on lui donnera tout de même plus facilement cinquante ans que trente). Lorsque Nil la retrouve des années après leur rupture, alors même qu’il se berce de plus en plus de mélancolie, c’est sa vie entière qui est remise en perspective : il a quitté une jeune fille, il voit là une femme. Elle a grandi, mûri, embelli… en somme elle a pris la pente ascendante tandis que lui n’a fait que décliner, tant physiquement que moralement…
Angiolina, dès lors, devient l’incarnation du temps qui passe (et qui tue). Elle a construit sa vie là où lui, l’oisif, n’en jamais réellement eu en dehors de ses ébats, bâti sa personnalité… etc. Nil, figé, se prend donc à rêver d’une suite, d’une réconciliation possible entre eux voire même d’un avenir. En vain, bien sûr : Angiolina, toute enflammée soit-elle, a passé l’âge de se laisser berner par cet homme passé en quelques années du cynisme à l’aigreur. Chute elle annonce, et chute il y aura, le temps d’une fin à la poésie vertigineuse…
Comme vous le savez sûrement, je suis engagé depuis des années dans une lutte sans merci contre les quatrièmes de couvertures, pas forcément inutiles sur le fond mais bien souvent foireux dans les faits. Combien de fois ai-je maudit ces petits textes qui en disent toujours trop ? Beaucoup !
Celui d’Ivre du vin perdu appartient à un autre genre : les quatrièmes de couvertures qui disent carrément n’importe quoi. Je ne vais pas m’emmerder à le recopier, mais sachez que si vous tombez sur l’édition Folio de ce bouquin il ne faudra surtout pas vous fier au tissu d’inepties débité au dos… on nous y annonce en effet un roman évoquant la scandaleuse vérités de deux libertins, ce qui ne manquera pas de faire sourire : si ces deux personnages existent bel et bien, leur confrontation n’apparaît clairement qu’au premier chapitre (par ailleurs soufflant), dans lequel Nil et Rodin échangent des réflexions finalement assez banales sur leurs vies respectives de débauchés. Ce chapitre passé, Rodin va être totalement relégué au second voire au troisième plan, là où Nil ne quittera plus les préoccupations du lecteur.
La mise en parallèle de ces deux caractères n’est cependant pas inintéressante, car Matzneff y développe (volontairement ou non ?) deux visions radicalement opposées de ces amateurs de jeunes gens et de beaux vêtements, qui rappelleront plus d’un souvenir ému aux amateurs de Huysmans ou Lorrain. D’un côté Nil, libertin certes, mais plutôt sensible, faussement désabusé et infiniment plus romantique qu'il ne veut se l'avouer. De l’autre Rodin, donc, cynique et cassant, qu’on imaginera volontiers grand, sec et dépourvu de scrupules, qui d’ailleurs ne pratique plus guère que le sexe payant avec les jeunes garçons croisés lors de ses voyages autour du monde. Ces deux là sont les meilleurs amis qui soient, ils ont le libertinage en commun, et pourtant leurs modes de vie n’ont franchement rien à voir. C’est extrêmement intéressant car cela permet d’éviter les stéréotypes (Matzneff utilise d’ailleurs le même procédé tout au long du roman lorsqu’il évoque les jeunes amoureuses de Nil, toutes très jeunes et très impressionnables mais toutes complexes et fascinantes) et de placer en opposition un libertin au sens littéraire du terme (façon Laclos) et un libertin au sens littéral (façon Sade) – sachant que l'un n’est pas moins crédible que l’autre. Du point de vue purement technique, l’auteur aurait pu n’utiliser que le seul Nil – Rodin n’est clairement qu’un faire-valoir. En en mettant deux, il pourfend les clichés et affirme la multiplicité d’un mode de vie trop souvent réduit à une image figée pêchée chez le Marquis susmentionné.
Après quoi, Ivre du vin perdu, loin de se simplifier, s’étire : derrière une apparence chaotique, c’est un texte extrêmement souple, structuré, maîtrisé. Si Matzneff cède par instant à l’énumération des conquêtes, ce n’est que pour mettre en relief la douleur de Nil, la faire comprendre implicitement : au début du roman, il vient de rompre avec sa maîtresse, Angiolina. Pourquoi ? Il est probable qu’il ne le sache pas lui même. Officiellement il fuit les ennuis en la laissant avant sa majorité. Officieusement, les sentiments amoureux violents qu'elle provoque chez lui menacent jusqu'à sa conception de la vie, l'amour fou s'accordant assez peu avec le libertinage... bref le point de la rupture n'est pas très clair, mais qu'importe : les faits sont là et au moment de l'incipit l'histoire a fait long feu. Ce qui saute rapidement aux yeux du lecteur en revanche, c’est qu’Angiolina est partout. Elle le hante, devenant rapidement le nœud d’une intrigue dans laquelle elle n’apparaît quasiment pas physiquement. Comme si Angiolina n’existait qu’à travers les yeux amoureux et blessés de son ex amant… Comme si, aussi, toutes les femmes après elle devaient fatalement lui être comparées : au fil des pages, Angiolina explose le statut d’ex ou de souvenir pour devenir un mètre-étalon totalement inutile – puisqu’aucune ne parvient jamais à l’égaler. Pour un livre qualifié d’immoral à sa sortie, on a quand même vu plus trash… autant le dire : si Matzneff avait créé sa non-héroïne deux ans plus âgée, personne n'aurait trouvé à y redire, et Ivre du vin perdu doit surtout sa réputation sulfureuse à d'autres ouvrages de l'auteur (Les Moins de seize ans, entre autres).
Le problème c'est qu’Angiolina n’aurait absolument pas pu être plus âgée. La différence d’âge et de maturité entre elle et Nil, au-delà des préférences sexuelles de ce dernier, est le moteur du roman (même si Nil n’a par ailleurs pas vraiment d’âge, enfin on lui donnera tout de même plus facilement cinquante ans que trente). Lorsque Nil la retrouve des années après leur rupture, alors même qu’il se berce de plus en plus de mélancolie, c’est sa vie entière qui est remise en perspective : il a quitté une jeune fille, il voit là une femme. Elle a grandi, mûri, embelli… en somme elle a pris la pente ascendante tandis que lui n’a fait que décliner, tant physiquement que moralement…
Angiolina, dès lors, devient l’incarnation du temps qui passe (et qui tue). Elle a construit sa vie là où lui, l’oisif, n’en jamais réellement eu en dehors de ses ébats, bâti sa personnalité… etc. Nil, figé, se prend donc à rêver d’une suite, d’une réconciliation possible entre eux voire même d’un avenir. En vain, bien sûr : Angiolina, toute enflammée soit-elle, a passé l’âge de se laisser berner par cet homme passé en quelques années du cynisme à l’aigreur. Chute elle annonce, et chute il y aura, le temps d’une fin à la poésie vertigineuse…
👑 Ivre du vin perdu
Gabriel Matzneff | Folio, 1981