vendredi 23 février 2007

Dignes coïncidences

[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°62]
Putain de camion - Renaud (1988)

La vie est marrante. Enfin parfois. Hier j’entendais à la radio la dernière abomination de Romane Serda (dont je soupçonne que Renaud lui offre toutes ses faces B ou C ou D dont personne ne veut) en me disant que dans le temps, lorsque ce même Renaud voulait écrire un truc un peu tendre, ça donnait « Il pleut… » – et c’était vachement mieux. Or ce matin en regardant sur ma longue liste quel était le prochain MDAMERQAM, je tombe sur Putain de camion. Il n’y a pas de hasard…

Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais en 2007 il est de bon ton de cracher sur Renaud. Bon, c’est vrai que le dernier album n’est pas non plus un chef-d’œuvre mémorable, d’ailleurs j’ai déjà oublié la plupart des chansons qui y figurent. Cela dit j’ai senti le vent tourner entre 2002 et aujourd’hui, lorsque télés radios et journaux ont fini par nous gaver les portugaises avec la Résurrection de Renaud, lorsque son frère nous a publié pas moins de quatre bouquins sur le sujet, et lorsque, enfin, ceux-là même qui avaient trouvé Boucan d’enfer magnifique se sont mis à lui découvrir tous les défauts du monde… C’est un phénomène connu, on appelle ça l’overdose. Ce n’était même pas vraiment nouveau pour Renaud puisque c’est plus ou moins ce qui l'a momentanément coulé au début des années 90, période à laquelle il était partout tout le temps, sortait deux disques par an et trustait les ondes au point que le public, épuisé, se mit à avoir une réaction de rejet tout à fait compréhensible.

Sans doute est-ce le revers de la médaille en chocolat médiatique… Remember : il y a dix ans, voire moins, il était plus que bien vu d’aduler Renaud… qui ne sortait plus d’albums ! Il avait disparu et voilà soudain que tout le monde l’aimait. Les critiques qui l’avaient autrefois détesté le redécouvraient subitement, les baltringues de la "nouvelle scène française" (eurk) alors naissante le citaient comme la référence ultime… bref Renaud, qui devait alors se trouver couché sous une table d’un PMU quelconque, avait été catapulté icône cool, symbole de la chanson-rock-indé-à-textes… même les intellos et les plumitifs déploraient sa disparition. Ce sont eux les premiers qui célébrèrent son Boucan d’enfer avant de l’exécrer lorsqu’il leur fut (horreur) confisqué par le grand public. Pourtant une seule écoute suffisait pour remarquer que Renaud (qui n’a certes jamais été un grand mélodiste) ne chantait plus du tout, qu’il était devenu vaguement moralisateur dans des textes bien moins fins qu’autrefois et que l’album, franchement inégal, comptait au moins cinq chansons en trop… c’est vrai aussi que les intellos et les plumitifs ne connaissent rien à la musique, ce qui explique sans doute qu’ils aient mis environ deux ans à s’apercevoir que le disque qu’ils avaient couvert d’étoiles et de dithyrambes méritait au mieux la moyenne…

La carrière de Renaud a ceci d’amusant qu’elle se décompose en quatre périodes parfaitement distinctes tant dans la musique que dans ce qui l’entoure. La première, qui s’étend approximativement de 1975 à 1981, c’est celle du pseudo-titi psalmodiant des textes gauchos et goguenards sur des musiques à dominante acoustique – la période préférée des fans. La seconde, 1982 – 90, c’est le Renaud 80’s et superstar, orchestrations parfois un peu lourdaudes mais chansons souvent fortes. C’est aussi la période Mitterrand, mais ça on ne le sent pas trop dans la musique… Les deux autres périodes nous venons de les évoquer : 1991 – 2002 (Renaud publie à cette époque deux albums seulement, passionnants qui n’intéresseront pas grand monde, il devient culte), et nos jours. Par conséquent arrêtons-nous à la seconde, celle qui nous intéresse alors que c’est paradoxalement la moins intéressante. C’est l’époque où Renaud pouponne sur des arrangements pires que variétoche… : des arrangements de variétoche qui veut sonner rock (soit donc l’horreur absolue depuis la Création, des grooves foireux de Johnny dans les 60’s à la disto écoeurante d’Obispo aujourd'hui).

Après Morgane de toi (son plus mauvais disque) et Mistral Gagnant (son plus surestimé – il n’y a que quatre bons titres dessus), Putain de camion ne s’annonce pas sous les meilleurs augures… pourtant c’est son disque le plus original, le plus drôle, le plus triste… certainement aussi le plus achevé en terme de son et de compositions. Un bel équilibre entre émotion et irrévérence, une pochette sobre où l’on ne voit pas sa tronche (la seule, ce qui donne déjà une indication du contenu), et, enfin, une transition parfaite entre les disques des années 80 (surproduits et peu convaincants) et la grâce des années 90. Le côté guitares électriques + synthés se fait tout petit (sauf sur « Jonathan », comme de par hasard LE ratage du disque) et pour la première fois depuis des années l’ensemble affiche une certaine cohérence (tant sonique que thématique).

On sait déjà bien sûr que cet album et sa chanson-titre sont un hommage à Coluche… est-ce tiré par les cheveux de considérer que la mort de ce dernier a contraint Renaud à une gravité inhabituelle ? Sans doute pas : « Triviale poursuite » est franchement sombre, et même « Rouge-gorge », clin d’œil appuyé à Doisneau, dégage une sensation de tristesse. Ma théorie vaut ce qu’elle vaut mais il me semble que le qualificatif idéal pour Putain de camion serait : "endeuillé". Non pas au sens plombant, mais au sens littéral : le deuil est là, partout, en filigrane… niché dans une petite comptine pour sa fille (« Il pleut… ») aussi bien que dans une délicate chanson d’amour foireuse (« Me jette pas », à réécouter pour trouver où Miossec a puisé une bonne partie de son inspiration !) ou dans le tourbillon de ces « Cent ans » dont on ne se lasse décidément pas. Parce que le deuil contamine tout, surtout les rires et la révolte. Il est probable que les chansons les moins clairement marquées par cette souffrance soient bien plus dures et poignantes que celle, « Putain de camion », ou le deuil explose tel qu’en lui-même : dissonant, cru et brutal. Cette chanson éponyme propose cinq minutes et deux secondes de pure tristesse, pourtant ce n’est pas celle qui retourne le plus… personnellement les larmes me viennent plus facilement à l’écoute d’ « Il pleut… »…

J’ignore s’il y a un lien de cause à effet : Putain de camion s’avère également le seul disque de Renaud à ne contenir aucune de ces diatribes politiques manichéennes dont il a le secret. Au contraire sa seule incursion dans ce domaine (« Triviale poursuite » ne compte pas : vouloir la paix dans le monde n’a rien de spécialement politique), « Socialiste », est une nouvelle musicale rigolote, légère, piquante (par ailleurs le seul moment totalement souriant de l’album). Normal : en 1988 Renaud arrive à un âge (trente-six ans) où il n’est pas surprenant de prendre de la distance vis à vis de la révolte d’antan. Ca débouchera sur ce qu’on sait (à savoir le Renaud actuel, quasi apolitique et de plus en plus consensuel)... c’est ma foi un processus assez normal qui lorsqu’il permet une chanson comme celle-ci me dérange pas outre-mesure.

Mort de Coluche, désillusion après un premier septennat mitterrandien… et si l’album le plus intime et le moins politisé de Renaud était paradoxalement une représentation quasi parfaite de cette France de la fin des années 80 ? Après tout, Renaud fait partie de ces rares chanteurs à l’image de leur public. Comme lui, les soixante-huitards ont viré mitterrandistes en 81 et sont devenus des bobos aujourd’hui… non ?



Trois disques pour découvrir Raoul de Godewarsvelde :

Marche à l’ombre (1980)
A la Belle de Mai (1994)
Paris – Provice : aller – retour (double live / 1995)