...
"Ferruccio disait qu’on ne doit pas raconter ses rêves, car c’est comme livrer son âme. Je lui ai toujours donné raison, mais avec toi c’est différent, tu es venu pour entendre une vie, tu as parcouru tant de kilomètres, tu as tout lâché, alors tu mérites aussi les rêves…"
C’est un livre court, ramassé et envoûtant, dont les premières pages distillent une atmosphère aérienne et mystérieuse. Le narrateur narre la vie d’un homme, un héros libertaire italien : Tristano. Qui est-il ? Un homme ? Un mythe ? Le narrateur lui-même ? Peu à peu, on comprend qu’il est tout ceci à la fois, et un peu plus encore : Tristano est un personnage de roman en même temps qu’il est le narrateur de ce roman-ci. C’est le nom que l’écrivain, interlocuteur silencieux de notre narrateur, lui a donné dans le roman qu’il lui a consacré sans lui en demander l’autorisation. Et aujourd’hui le véritable Tristano, agonisant, l’a fait venir pour lui demander des comptes – et rétablir la véritable histoire de sa vie.
Cette situation de départ étrange, qui ne se dévoile que très progressivement au cours du récit, impose de suite une sensation de malaise, une ambiguité profonde et déroutante entourant les rapports entre Tristano et l’écrivain (qui pourrait tout aussi bien être l’auteur, d’ailleurs, à vrai dire on n’en sait strictement rien). Un peu comme si le mourant prenait plaisir à provoquer, à narguer le plumitif qui n’est en fait rien, ou pas grand-chose : un interlocuteur privé de parole, un écho lointain… un écrivain émasculé, en fait, puisque dépossédé de sa narration de la première à la dernière ligne, omniprésent mais perpétuellement contraint au mutisme. Vertige, et applaudissements à Tabucchi, peut-être le plus grand écrivain italien de son temps, dont la malice n’a d’égale que la puissance d’évocation.
Ainsi les pages défilent, et Tristano parle, se livre comme jamais, mais l’intérêt réside-t-il vraiment dans ces pages d’histoire qu’il déroule d’un ton presque neutre ? En vérité, le titre dit déjà tout : il file vers une mort certaine, et le texte se fait de plus en plus poétique et halluciné, dérivant vers l’onirisme au fur et à mesure que le narrateur décline. Le monologue continue sur deux cents pages durant lesquelles on le voit se ralentir, s’essouffler, et le narrateur de se radoucir en sentant la mort venir, et le texte de se changer alors en un hommage virant à la la littérature – voire à la création pure :
"… tu es parfaitement entré dans sa peau, quel pouvoir de mimétisme, tu sembles vraiment être Tristano, d’après moi Tristano c’est toi, je ne sais pas pourquoi je suis en train de te parler de lui, Tristano c’est toi, dans ton récit tu as écrit parfaitement ce qu’il fit, c’est toi qui as souffert de son dilemme, tu en as souffert à la première personne, parce que tu possèdes le don de l’écriture, voilà pourquoi je t’ai fait venir, dans ces quelques pages tu as été Tristano, un parfait Tristano, un irréprochable Tristano, un incontournable Tristano comme lui n’a jamais réussi à l’être de toute sa vie [...] … en peu de pages, tu as réussi à être ce qu’une vraie personne ne fut jamais de toute sa vie…"
Remarquable.
"Ferruccio disait qu’on ne doit pas raconter ses rêves, car c’est comme livrer son âme. Je lui ai toujours donné raison, mais avec toi c’est différent, tu es venu pour entendre une vie, tu as parcouru tant de kilomètres, tu as tout lâché, alors tu mérites aussi les rêves…"
C’est un livre court, ramassé et envoûtant, dont les premières pages distillent une atmosphère aérienne et mystérieuse. Le narrateur narre la vie d’un homme, un héros libertaire italien : Tristano. Qui est-il ? Un homme ? Un mythe ? Le narrateur lui-même ? Peu à peu, on comprend qu’il est tout ceci à la fois, et un peu plus encore : Tristano est un personnage de roman en même temps qu’il est le narrateur de ce roman-ci. C’est le nom que l’écrivain, interlocuteur silencieux de notre narrateur, lui a donné dans le roman qu’il lui a consacré sans lui en demander l’autorisation. Et aujourd’hui le véritable Tristano, agonisant, l’a fait venir pour lui demander des comptes – et rétablir la véritable histoire de sa vie.
Cette situation de départ étrange, qui ne se dévoile que très progressivement au cours du récit, impose de suite une sensation de malaise, une ambiguité profonde et déroutante entourant les rapports entre Tristano et l’écrivain (qui pourrait tout aussi bien être l’auteur, d’ailleurs, à vrai dire on n’en sait strictement rien). Un peu comme si le mourant prenait plaisir à provoquer, à narguer le plumitif qui n’est en fait rien, ou pas grand-chose : un interlocuteur privé de parole, un écho lointain… un écrivain émasculé, en fait, puisque dépossédé de sa narration de la première à la dernière ligne, omniprésent mais perpétuellement contraint au mutisme. Vertige, et applaudissements à Tabucchi, peut-être le plus grand écrivain italien de son temps, dont la malice n’a d’égale que la puissance d’évocation.
Ainsi les pages défilent, et Tristano parle, se livre comme jamais, mais l’intérêt réside-t-il vraiment dans ces pages d’histoire qu’il déroule d’un ton presque neutre ? En vérité, le titre dit déjà tout : il file vers une mort certaine, et le texte se fait de plus en plus poétique et halluciné, dérivant vers l’onirisme au fur et à mesure que le narrateur décline. Le monologue continue sur deux cents pages durant lesquelles on le voit se ralentir, s’essouffler, et le narrateur de se radoucir en sentant la mort venir, et le texte de se changer alors en un hommage virant à la la littérature – voire à la création pure :
"… tu es parfaitement entré dans sa peau, quel pouvoir de mimétisme, tu sembles vraiment être Tristano, d’après moi Tristano c’est toi, je ne sais pas pourquoi je suis en train de te parler de lui, Tristano c’est toi, dans ton récit tu as écrit parfaitement ce qu’il fit, c’est toi qui as souffert de son dilemme, tu en as souffert à la première personne, parce que tu possèdes le don de l’écriture, voilà pourquoi je t’ai fait venir, dans ces quelques pages tu as été Tristano, un parfait Tristano, un irréprochable Tristano, un incontournable Tristano comme lui n’a jamais réussi à l’être de toute sa vie [...] … en peu de pages, tu as réussi à être ce qu’une vraie personne ne fut jamais de toute sa vie…"
Remarquable.
👍👍 Tristano meurt
Antonio Tabucchi | Gallimard, 2004