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Si en 1974 Philip Roth n’est déjà plus le premier venu, il n’est pas encore devenu une pointure de la littérature américaine et s’amuse surtout à expérimenter. C’est une constante dans la première partie de son œuvre que cette manière somme toute assez provocante de passer sans cesse du coq à l’âne, du roman culte et sulfureux (Portnoy’s Complaint) à la fable cruelle (When She Was Good), de l’étude de mœurs (Goodbye, Colombus) au pamphlet satirique à la Swift (Our Gang)…
Les années 70 le voient affirmer cette diversité à vitesse grand V : en 1973, il publie presque simultanément The Breast, genre de conte psychédélique absolument déjanté, et The Great American Novel, chronique douce amère inspirée de l’histoire vraie d’une équipe de baseball loseuse qui atteindra sans trop comprendre comment la ligue pro (où elle brillera deux ans avant de s’écrouler). L’année suivante, Roth publie My Life As Man, roman encore totalement différent, plus sombre et plus complexe, dans lequel il présente pour la première fois son double littéraire le plus populaire : Nathan Zuckerman. Le lecteur y découvre ici son enfance dysfonctionnelle entre une mère castratrice et un père fou de Dieu…
… cependant ce n’est qu’un petit fragment de cette œuvre basée sur un impressionnant jeu de miroirs et une construction pour le moins tordue : Roth écrit un roman sur Zuckerman, qui écrit un roman sur Peter Tarnopol qui écrit un roman sur lui-même. Rien que ça. Voici donc non pas un, mais deux doubles à l’auteur, dont un Tarnopol totalement démultiplié puisqu’il écrit à la file trois récits de la même histoire d’amour – la sienne.
Cette bizarre autofiction de Tarnopol est ouverte par une notice biographique durant laquelle il annonce les forces en présence, à savoir lui-même (aspirant écrivain) et son épouse Maureen qui « fut durant sa vie successivement barmaid, peintre abstraite, sculpteuse, serveuse, actrice (et quelle actrice !), nouvelliste, menteuse, et psychopathe. » - en somme une femme charmante.
La relation unissant ces deux personnages se situe d’emblée au centre du roman, même si dans les faits elle n’est exposée que durant quelques pages (et pour cause : Maureen Tarnopol décèdera cinq ans après son mariage). On comprend à demi-mot la théorie de Zuckerman (donc de Roth) : Maureen a tellement marqué Peter qu’il est incapable de se défaire de son influence. Là où le bât blesse pour ce pauvre bougre, c’est que ladite influence s’est révélée au fil des années absolument néfaste. Lui rêvait d’être un grand écrivain ; elle rêvait de devenir la muse d’un grand écrivain. Ils auraient pu voguer ensemble vers le Panthéon Littéraire, à un détail près : Peter Tarnopol n’avait rien d’un grand écrivain, et Maureen Tarnopol se montrerait avec le temps incapable de le lui pardonner. Punitions, humiliations, violence… leur amour se fera alors destructeur, dément, d’un côté comme de l’autre, au point qu’on en frémisse tant il semble y avoir escalade. A se demander si Philip Roth s’est bien remis de son premier mariage : cet unique roman d’amour dans son œuvre s’avère tellement sombre et glauque qu’on ne peut s’empêcher de rapprocher Maureen de la jeune femme de When She Was Good - et donc par extension de la première épouse de l’auteur. A la différence toutefois que Tarnopol, tout double de Zuckerman-et-donc-de-Roth qu’il soit, en prend également pour son grade. A mi-chemin entre la larve et le paillasson, il passera la quasi intégralité de son mariage à vomir son épouse, à la maudire, à l’insulter et à prier pour qu’elle disparaisse… pour mieux lui courir après une fois le divorce prononcé. Et pour se rendre compte, après sa mort, qu’il est absolument incapable de se passer d’elle ! Une bien curieuse histoire de possession, d’autant plus terrifiante que particulièrement crédible…
Et l’humour, dans tout ça ? Eh bien… il faut avouer qu’il fait cruellement défaut à l’ouvrage – sauf à considérer que le sadisme et la méchanceté gratuites soient drôles. Franchement, un lecteur qui ne connaîtrait rien de Roth (et donc de son humour ravageur) apprécierait tout autant le livre (peut-être même plus)… donc de là à parler de défaut, il y a une marge que nous ne franchirons pas. D’autant que même un livre pas très rigolo de Philip Roth est profondément tordant comparé à n’importe quoi de Paul Auster.
Zuckerman referme-t-il son récit tel qu’il l’a commencé : en se lamentant. Il l’ignore encore, mais dans sa prochaine aventure (The Ghost Writer), c’est lui qui va être possédé…
Si en 1974 Philip Roth n’est déjà plus le premier venu, il n’est pas encore devenu une pointure de la littérature américaine et s’amuse surtout à expérimenter. C’est une constante dans la première partie de son œuvre que cette manière somme toute assez provocante de passer sans cesse du coq à l’âne, du roman culte et sulfureux (Portnoy’s Complaint) à la fable cruelle (When She Was Good), de l’étude de mœurs (Goodbye, Colombus) au pamphlet satirique à la Swift (Our Gang)…
Les années 70 le voient affirmer cette diversité à vitesse grand V : en 1973, il publie presque simultanément The Breast, genre de conte psychédélique absolument déjanté, et The Great American Novel, chronique douce amère inspirée de l’histoire vraie d’une équipe de baseball loseuse qui atteindra sans trop comprendre comment la ligue pro (où elle brillera deux ans avant de s’écrouler). L’année suivante, Roth publie My Life As Man, roman encore totalement différent, plus sombre et plus complexe, dans lequel il présente pour la première fois son double littéraire le plus populaire : Nathan Zuckerman. Le lecteur y découvre ici son enfance dysfonctionnelle entre une mère castratrice et un père fou de Dieu…
… cependant ce n’est qu’un petit fragment de cette œuvre basée sur un impressionnant jeu de miroirs et une construction pour le moins tordue : Roth écrit un roman sur Zuckerman, qui écrit un roman sur Peter Tarnopol qui écrit un roman sur lui-même. Rien que ça. Voici donc non pas un, mais deux doubles à l’auteur, dont un Tarnopol totalement démultiplié puisqu’il écrit à la file trois récits de la même histoire d’amour – la sienne.
Cette bizarre autofiction de Tarnopol est ouverte par une notice biographique durant laquelle il annonce les forces en présence, à savoir lui-même (aspirant écrivain) et son épouse Maureen qui « fut durant sa vie successivement barmaid, peintre abstraite, sculpteuse, serveuse, actrice (et quelle actrice !), nouvelliste, menteuse, et psychopathe. » - en somme une femme charmante.
La relation unissant ces deux personnages se situe d’emblée au centre du roman, même si dans les faits elle n’est exposée que durant quelques pages (et pour cause : Maureen Tarnopol décèdera cinq ans après son mariage). On comprend à demi-mot la théorie de Zuckerman (donc de Roth) : Maureen a tellement marqué Peter qu’il est incapable de se défaire de son influence. Là où le bât blesse pour ce pauvre bougre, c’est que ladite influence s’est révélée au fil des années absolument néfaste. Lui rêvait d’être un grand écrivain ; elle rêvait de devenir la muse d’un grand écrivain. Ils auraient pu voguer ensemble vers le Panthéon Littéraire, à un détail près : Peter Tarnopol n’avait rien d’un grand écrivain, et Maureen Tarnopol se montrerait avec le temps incapable de le lui pardonner. Punitions, humiliations, violence… leur amour se fera alors destructeur, dément, d’un côté comme de l’autre, au point qu’on en frémisse tant il semble y avoir escalade. A se demander si Philip Roth s’est bien remis de son premier mariage : cet unique roman d’amour dans son œuvre s’avère tellement sombre et glauque qu’on ne peut s’empêcher de rapprocher Maureen de la jeune femme de When She Was Good - et donc par extension de la première épouse de l’auteur. A la différence toutefois que Tarnopol, tout double de Zuckerman-et-donc-de-Roth qu’il soit, en prend également pour son grade. A mi-chemin entre la larve et le paillasson, il passera la quasi intégralité de son mariage à vomir son épouse, à la maudire, à l’insulter et à prier pour qu’elle disparaisse… pour mieux lui courir après une fois le divorce prononcé. Et pour se rendre compte, après sa mort, qu’il est absolument incapable de se passer d’elle ! Une bien curieuse histoire de possession, d’autant plus terrifiante que particulièrement crédible…
Et l’humour, dans tout ça ? Eh bien… il faut avouer qu’il fait cruellement défaut à l’ouvrage – sauf à considérer que le sadisme et la méchanceté gratuites soient drôles. Franchement, un lecteur qui ne connaîtrait rien de Roth (et donc de son humour ravageur) apprécierait tout autant le livre (peut-être même plus)… donc de là à parler de défaut, il y a une marge que nous ne franchirons pas. D’autant que même un livre pas très rigolo de Philip Roth est profondément tordant comparé à n’importe quoi de Paul Auster.
Zuckerman referme-t-il son récit tel qu’il l’a commencé : en se lamentant. Il l’ignore encore, mais dans sa prochaine aventure (The Ghost Writer), c’est lui qui va être possédé…
👍👍 My Life as a Man [Ma vie d'homme]
Philip Roth | Vintage, 1974