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Groupe culte s’il en est, Sonic Youth semble n'avoir été créé que pour donner une illustration à l’expression “erreur de casting”. Sur la ligne de départ rien ne prédestinait un groupe arty inspiré à se découvrir un auditoire planétaire… pourtant au début des années 90, l’ouragan grunge et leur amitié avec Nirvana aidant, Thurston Moore et ses copains se retrouvaient au sommet des charts avec deux albums légendaires : l’exceptionnel Goo et le surestimé (mais néanmoins très bon) Dirty. Deux œuvres superbes mais trompeuses : la première aérait la musique du groupe et la seconde le voyait littéralement surfer sur la vague grunge (paradoxe, quand tu nous tiens : Dirty fut le plus gros succès d’un collectif dont il n’est absolument pas représentatif). Après une paire de disques creusant ce sillon, Sonic Youth est fort logiquement retourné à son cher underground… à part en France, pays qui lui voue un culte quasi-malsain si l’on considère qu’on y croise des gens susceptibles de penser que les insupportables Silver Sessions sont de la musique. Perdu, égaré, le groupe publiera par la suite des disques originaux et courageux, parfois très réussis (Murray Sreet), sans jamais retrouver la maestria de ses débuts… jusqu’au récent Rather Ripped, disque étonnamment mélodique qui réconcilia les fans du Sonic Youth expérimental avec ceux de Dirty.
Il n’en demeure pas moins que Sonic Youth fait partie de ces groupes majeurs dont l’avenir est derrière eux. Sur l’ensemble de la discographie des new-yorkais il y a à l’évidence des albums fort intéressants… dont aucun n’aura jamais su se hisser à la hauteur des quatre chefs-d’œuvre de la période 1986–90. Et à plus forte raison du meilleur as du carré, ce fabuleux Daydream Nation aujourd’hui réédité dans une version remasterisée et augmentée à se damner : quinze titres lives et quatre reprises (dont "Computer Age" de Neil Young) en plus de l'album original.
Pourquoi Daydream Nation et pas un autre ? Tout simplement parce qu’il s’agit de l’alliance parfaite entre fond et forme, entre innovation sonique et contenu, entre expérimentation et mélodie (toute proportion gardée : Sonic Youth même dans sa face mélodique n’a jamais été et ne sera jamais un groupe pop). Compromis parfait entre l’album d’avant (Sister) et celui d’après (Goo), ce cinquième album n’est ni leur plus accessible ni leur plus expérimental… en revanche c’est certainement celui qui offre la meilleure alliance entre ces deux facettes régulièrement contradictoires – et c’est par conséquent le plus magistral. Si Sonic Youth s’est parfois laissé aller à l’inaudible, nulle trace de cela ici : les compos les plus ambitieuses de l’album restent totalement mémorisables (« ‘cross the Breeze », même la fantastique « Trilogy » qui atteint pourtant le quart d’heure) et sont toujours contrebalancées par des titres plus courts et plus bruts de décoffrage – l’hymne « Teen Age Riot » en tête bien évidemment.
Daydream Nation marque également un tournant en terme de style musical : jusqu’alors encore très marquées par le post-punk, les chansons de Sonic Youth penchent désormais régulièrement vers le rock alternatif qui fera par la suite son succès. Morceau de chevet des At The Drive-in et autres Ikara Kolt, « Silver Rocket » verse ainsi dans un rock/hardcore abrasif totalement en phase avec non pas son époque… mais la nôtre ! Visionnaire comme souvent, Sonic Youth réussit à définir la musique des années 90 et 2000 en 1988, ce qui n’est tout de même pas monnaie courante. On trouve ici en germe pas mal de groupes phares des décennies à venir, à commencer par Placebo (dans l’intro de « Total Crash ») ou les Smashing Pumpkins (dans celle de l’étonnamment heavy « Candle »). Et bien entendu on n’omettra pas de préciser que ceux qui n’ont jamais entendu « The Sprawl » sont tous persuadés que la diction de Courtney Love est unique en son genre.
Voilà donc un drôle de disque : en général les patchwork d’influences désignent des influences passées… or sur Daydream Nation on entend surtout l’avenir. Joli pied de nez, pas forcément très drôle pourtant : le grand drame de Sonic Youth aura sans doute été de n’avoir jamais su écrire de vraie grande chanson – au sens pop du terme : qui se retient immédiatement et ne sort plus du cerveau. Siffloter Sonic Youth relève du sacerdoce, quant à le jouer… De fait, Thurston Moore et Lee Ranaldo, maîtres d’œuvre du quatuor de chefs-d’œuvre précédemment cité, auront été éternellement condamnés à voir d’autres qu’eux décrocher la queue du Mickey en vulgarisant leurs formules.
De là à dire que Sonic Youth a été aussi créé pour illustrer l’expression groupe culte…
👑 Daydream Nation
Sonic Youth | Enigma/Geffen, 1988
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