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Il y a bien longtemps que j’ai cessé d’essayer de vous faire gober que je suis objectif quant à Philip Roth. Néanmoins, dans un élan quasi-masochiste j’ai décidé d’entamer cette critique par les points faibles du livre. Ils ne sont que deux, et ne m’ont même pas vraiment gâché la lecture, mais je vous demanderai de faire preuve d’indulgence et si possible de faire comme si vous admiriez l’impartialité de mes observations.
- Dans Operation Shylock, il y a quelques longueurs.
- C’est un livre difficilement appréciable lorsqu’on connaît peu ou pas l’œuvre de Roth – ce fut d’ailleurs l’un des premiers que je lus de lui, et je dois bien reconnaître qu’à l’époque j’étais totalement passé à côté de ses principaux enjeux.
Bon sinon… désolé… mais Operation Shylock est génial.
Ce roman pour le moins ambitieux commence exactement comme le (très bon) film de Michel Blanc, Grosse fatigue : au hasard d’un coup de fil à son cousin Apter, citoyen israélien, Philip Roth découvre qu’un type se faisant passer pour lui et lui ressemblant trait pour trait se trouve en ce moment même à Jérusalem, assistant au procès de John Demjanjuk – accusé à l’époque d’être le tristement célèbre Ivan le Terrible (responsable du massacre de Treblinka). Surprise. Surprise qui va rapidement virer à la stupéfaction lorsque Roth va apprendre de la bouche son ami Aharon Appelfeld que l’imposteur a rencontré Lech Walesa la semaine précédente, afin de lui chanter les louanges d’un nouveau diasporisme. Pour ce doux dingue, la survie du peuple juif passerait en effet par un retour au bercail des Juifs d’Europe, une désertion d’Israël afin que le conflit israélo-palestinien ne dégénère pas en un second Holocauste. On imagine la consternation de Philip Roth, qui vient précisément de passer les vingt dernières années à esquiver toute tentative de récupération de son œuvre par l’État d’Israël et même : toute allusion directe aux problèmes du Proche-Orient (The Counterlife, en 1986, ne les attaquait que par la bande). En somme c’est un peu comme si subitement tous ses cauchemars devenaient réalité, le temps d'une affaire "trop ridicule pour être prise au sérieux, et trop sérieuse pour être tournée en ridicule".
Ici le roman entre dans sa seconde phase, toute aussi drôle mais absolument vertigineuse. Car Philip Roth n’est pas juste une célébrité dont on a usurpé l’identité à des fins assez délirantes. Avant toute autre chose, il est écrivain ; ni le moins bon ni le plus modeste. Et comme tout écrivain à succès qui se respecte, il dispose d’un ego surdimensionné. S’il n’a fondamentalement rien contre le diasporisme, dont il se contente de se foutre éperdument, il ne peut en revanche supporter l’idée d’une usurpation d’identité. Il ne peut y avoir qu'un seul Philip Roth. Il est LUI. Il est UNIQUE. Ainsi là où un autre se serait contenté de passer un coup de fil à son avocat, lui veut tirer les choses au clair avec l’imposteur, pulsion qui vire assez rapidement à l'obsession morbide. Le démasquer ne suffit pas : il faut encore le traquer, le débusquer. Le voir. Le défier… et, bien entendu, en triompher. Le ridiculiser, l’humilier, le détruire. Quitte à prendre des risques inconsidérés en filant dans un pays où il n’a jamais été aussi peu le bienvenu. Là, terreur : l’auteur de Portnoy découvre, absolument médusé, que cet imposteur n’en est pas un. Le faux Philip Roth est tout ce qu’il y a de plus vrai ! Il s’appelle effectivement Philip Roth, est effectivement son sosie, est né au même endroit la même année que lui, a exactement la même voix, la même gestuelle… Philip Roth Numéro 2, qu’il surnomme rapidement Moishe Pipik (littéralement : le Moïse aux petits pieds) est bien moins un brigand qu’une espèce de double grotesque et frappadingue, qui cherche à devenir son ami plutôt que de fuir son courroux et le supplie de le laisser utiliser une célébrité dont il n’a jamais su mesurer le pouvoir – après tout : c’est pour une bonne cause…
Dans une troisième phase, Philip Roth va se prendre au jeu et se faire passer pour Philip Roth qui imite Philip Roth, mais laissons de côté le résumé littéral pour nous incliner respectueusement devant la maestria d’un tel roman. Ce n’est pas tous les jours qu’un écrivain peut dans une même œuvre superposer une farce absolument réjouissante, une réflexion complexe et troublante sur la création, et une autre toute aussi profonde et nuancée sur un sujet aussi emberlificoté que le conflit israélo-palestinien. Amusant pied de nez : toute sa vie, Philip Roth aura été incapable de s’attaquer frontalement à ce thème… et voici qu’il le fait d’une manière aussi inattendue que passionnante, en faisant rire et peur, en faisant pleurer aussi parfois – comme lorsque le narrateur retrouve un ami d’enfance arabe devenu partisan de la destruction d’Israël non par antisémitisme, mais parce qu’il ne supporte plus qu’on caillasse sa maisonnette. Sans complaisance pour quiconque (et surtout pas pour lui-même), il livre à l’intelligentsia israélienne le roman qu’elle lui réclame depuis la fin des années 60 et sa starification soudaine, sans rien lâcher de ses convictions mais sans pour autant faire virer l’ensemble au règlement de comptes avec des gens qui n’ont eu de cesse de l’attaquer jusqu’à la fin des années 80. La manière malicieuse avec laquelle il ajoute à son livre la question du double n’est qu’un moyen original et ludique de répéter ce qu’il n’a fait que clamer tout au long de sa carrière : il n’est pas un écrivain juif – mais juste un écrivain. Qui a joué plus qu’aucun autre le jeu du double littéraire, a chuté plus d’une fois (au début du roman il se relève d’une sérieuse dépression nerveuse), s’est remis en scelle et en question presque aussi souvent, et n’a finalement de comptes à rendre à personne – pas même à lui-même. De fait, si le film de Blanc s’achevait de manière plutôt grave, le roman de Roth termine par un triomphe discret : Pipik, incarnation burlesque de sa culpabilité d’homme juif refusant d’évoquer les questions juives comme d’autres s’écartent des figures imposées, sera finalement réduit au silence, au terme d’un roman profond, hilarant, troublant, pétri d’intelligence et rythmé comme un excellent thriller.
- Dans Operation Shylock, il y a quelques longueurs.
- C’est un livre difficilement appréciable lorsqu’on connaît peu ou pas l’œuvre de Roth – ce fut d’ailleurs l’un des premiers que je lus de lui, et je dois bien reconnaître qu’à l’époque j’étais totalement passé à côté de ses principaux enjeux.
Bon sinon… désolé… mais Operation Shylock est génial.
Ce roman pour le moins ambitieux commence exactement comme le (très bon) film de Michel Blanc, Grosse fatigue : au hasard d’un coup de fil à son cousin Apter, citoyen israélien, Philip Roth découvre qu’un type se faisant passer pour lui et lui ressemblant trait pour trait se trouve en ce moment même à Jérusalem, assistant au procès de John Demjanjuk – accusé à l’époque d’être le tristement célèbre Ivan le Terrible (responsable du massacre de Treblinka). Surprise. Surprise qui va rapidement virer à la stupéfaction lorsque Roth va apprendre de la bouche son ami Aharon Appelfeld que l’imposteur a rencontré Lech Walesa la semaine précédente, afin de lui chanter les louanges d’un nouveau diasporisme. Pour ce doux dingue, la survie du peuple juif passerait en effet par un retour au bercail des Juifs d’Europe, une désertion d’Israël afin que le conflit israélo-palestinien ne dégénère pas en un second Holocauste. On imagine la consternation de Philip Roth, qui vient précisément de passer les vingt dernières années à esquiver toute tentative de récupération de son œuvre par l’État d’Israël et même : toute allusion directe aux problèmes du Proche-Orient (The Counterlife, en 1986, ne les attaquait que par la bande). En somme c’est un peu comme si subitement tous ses cauchemars devenaient réalité, le temps d'une affaire "trop ridicule pour être prise au sérieux, et trop sérieuse pour être tournée en ridicule".
Ici le roman entre dans sa seconde phase, toute aussi drôle mais absolument vertigineuse. Car Philip Roth n’est pas juste une célébrité dont on a usurpé l’identité à des fins assez délirantes. Avant toute autre chose, il est écrivain ; ni le moins bon ni le plus modeste. Et comme tout écrivain à succès qui se respecte, il dispose d’un ego surdimensionné. S’il n’a fondamentalement rien contre le diasporisme, dont il se contente de se foutre éperdument, il ne peut en revanche supporter l’idée d’une usurpation d’identité. Il ne peut y avoir qu'un seul Philip Roth. Il est LUI. Il est UNIQUE. Ainsi là où un autre se serait contenté de passer un coup de fil à son avocat, lui veut tirer les choses au clair avec l’imposteur, pulsion qui vire assez rapidement à l'obsession morbide. Le démasquer ne suffit pas : il faut encore le traquer, le débusquer. Le voir. Le défier… et, bien entendu, en triompher. Le ridiculiser, l’humilier, le détruire. Quitte à prendre des risques inconsidérés en filant dans un pays où il n’a jamais été aussi peu le bienvenu. Là, terreur : l’auteur de Portnoy découvre, absolument médusé, que cet imposteur n’en est pas un. Le faux Philip Roth est tout ce qu’il y a de plus vrai ! Il s’appelle effectivement Philip Roth, est effectivement son sosie, est né au même endroit la même année que lui, a exactement la même voix, la même gestuelle… Philip Roth Numéro 2, qu’il surnomme rapidement Moishe Pipik (littéralement : le Moïse aux petits pieds) est bien moins un brigand qu’une espèce de double grotesque et frappadingue, qui cherche à devenir son ami plutôt que de fuir son courroux et le supplie de le laisser utiliser une célébrité dont il n’a jamais su mesurer le pouvoir – après tout : c’est pour une bonne cause…
Dans une troisième phase, Philip Roth va se prendre au jeu et se faire passer pour Philip Roth qui imite Philip Roth, mais laissons de côté le résumé littéral pour nous incliner respectueusement devant la maestria d’un tel roman. Ce n’est pas tous les jours qu’un écrivain peut dans une même œuvre superposer une farce absolument réjouissante, une réflexion complexe et troublante sur la création, et une autre toute aussi profonde et nuancée sur un sujet aussi emberlificoté que le conflit israélo-palestinien. Amusant pied de nez : toute sa vie, Philip Roth aura été incapable de s’attaquer frontalement à ce thème… et voici qu’il le fait d’une manière aussi inattendue que passionnante, en faisant rire et peur, en faisant pleurer aussi parfois – comme lorsque le narrateur retrouve un ami d’enfance arabe devenu partisan de la destruction d’Israël non par antisémitisme, mais parce qu’il ne supporte plus qu’on caillasse sa maisonnette. Sans complaisance pour quiconque (et surtout pas pour lui-même), il livre à l’intelligentsia israélienne le roman qu’elle lui réclame depuis la fin des années 60 et sa starification soudaine, sans rien lâcher de ses convictions mais sans pour autant faire virer l’ensemble au règlement de comptes avec des gens qui n’ont eu de cesse de l’attaquer jusqu’à la fin des années 80. La manière malicieuse avec laquelle il ajoute à son livre la question du double n’est qu’un moyen original et ludique de répéter ce qu’il n’a fait que clamer tout au long de sa carrière : il n’est pas un écrivain juif – mais juste un écrivain. Qui a joué plus qu’aucun autre le jeu du double littéraire, a chuté plus d’une fois (au début du roman il se relève d’une sérieuse dépression nerveuse), s’est remis en scelle et en question presque aussi souvent, et n’a finalement de comptes à rendre à personne – pas même à lui-même. De fait, si le film de Blanc s’achevait de manière plutôt grave, le roman de Roth termine par un triomphe discret : Pipik, incarnation burlesque de sa culpabilité d’homme juif refusant d’évoquer les questions juives comme d’autres s’écartent des figures imposées, sera finalement réduit au silence, au terme d’un roman profond, hilarant, troublant, pétri d’intelligence et rythmé comme un excellent thriller.
👍👍👍 Operation Shylock : a Confession
Philip Roth | Vintage, 1993