...
Ceux qui suivent et apprécient Stephen King connaissent depuis longtemps les deux facettes de son talent. Capable du meilleur comme du pire, susceptible d’enchaîner deux romans génialement ambitieux avec quatre espèces de séries Z assommantes de maladresse, l’auteur le plus lu au monde (ou du mois le seul à avoir été constamment dans le Top 5 depuis vingt ans) écrit sans doute trop. Probablement plus par besoin que pour remplir un compte en banque qui se porte très bien, comme le prétendent ses détracteurs. Il évoque parfois les Stones, incapables de s’arrêter de tourner dans tous les stades du monde alors même que leur réputation ne s’en porterait pas plus mal s’ils créaient un peu le manque et ne se lançaient pas tous les deux ans dans leur-peut-être-ultime-tournée. Les points communs sont frappants, surtout depuis que le seul grand écrivain capable de s’inviter dans la bibliothèque de l’inculte le plus crasse nous a fait le coup archi-rebattu du mec qui va arrêter d’écrire, c’est fini, il est sec, il a plus rien à dire et en plus il est malade. Résultat des courses : depuis le jour de 2000 où il a déclaré ça il a publié six romans, trois volumes de la Tour Sombre, un essai et trois recueils de nouvelles – on a vu des agonisants en moins bonne santé.
Cependant un truc n’était pas faux dans ce numéro à la Dutronc qui prend sa retraite de la Sacem : depuis cette époque, King donnait franchement l’impression de tourner en rond. Sa Tour mise à part, aucun de ses derniers livres n’avait le souffle de ses classiques. Entre un Dreamcatcher parfois à la limite du grotesque et d'inégaux tributes à ce cinéma bis qu’il aime tant (From a Buick 8, Cell ou le sympathique Colorado Kid), on finissait par se dire que les innombrables détracteurs de King allaient l’emporter par K.O., et que le majestueux Bag of Bones n’aurait jamais de suite. Jusqu’à ce que la presse américaine se mette à encenser à longueur de pages ce Lisey’s Story, présenté comme la grande-œuvre non-fantastique que King devait à ses lecteurs (ah bon ?). Lesquels se divisèrent immédiatement en deux clans : ceux qui s’en félicitaient, et ceux qui s’inquiétaient de voir leur idole tomber dans l’écueil du Grand Roman de la Maturité.
Assez ironiquement (à moins que ce ne soit assez logiquement), Lisey’s Story reprend précisément les choses là où Bag of Bones les laissaient il y a dix ans. Dans la douleur sourde du deuil, dans ce silence incompréhensible, dans les méandres de la création libératrice. Scott est mort depuis deux ans maintenant, et Lisey continue d’être hantée (au sens figuré) par ce mari si remarquable, brillant écrivain et homme de bien (semble-t-il). Hantée au point que cela tourne à l’obsession, au point qu’elle le cherche plus ou moins consciemment partout, et notamment dans ses mots, ses phrases, ces signes connus d’eux seuls qu’elle n’a de cesse de pourchasser. Loin de vouloir se débarrasser de la mémoire, elle l’entretient, l’attise en permanence, et hérite sans vraiment en avoir conscience de la part de ténèbres (!) de Scott… cette part menaçante, effrayante même, qui fit de lui un grand écrivain. Se perdra t’elle dans tout cela ? Se remettra t’elle de cette disparition ? Telles sont les questions clés de ce nouveau roman qui, il faut bien le reconnaître, joue beaucoup moins la carte du suspens que la plupart de ses grands prédécesseurs. Et beaucoup moins aussi, c’est indéniable, la carte du fantastique…
… ou plutôt du paranormal. Car les critiques annonçant une œuvre plus « réaliste » (vous pouvez rire), pour n’en pas moins contenir une part de vérité, ne paraissent pas totalement justes. Elles se fondent sur la sempiternelle association du paranormal et de la littérature, mais pas tellement sur ce qu’est le genre fantastique en lui-même. A savoir (pour faire court) un genre artistique dans lequel la réalité dérape, ce qui qualifie parfaitement Lisey’s Story et s’applique aussi bien à L’Ensorcelée, de Barbey d’Aurevilly, qu’au Château ou au Procès, aux œuvres de Robert Bloch comme à celles de Charles Nodier, de Graham Joyce, ou à L’Ancre des rêves… autant d’oeuvres dont le point commun est de contenir une portée fantastique sans qu’on y croise ni goules ni fantômes ni vampires ni aucun folkore de ce genre. Et si ni les critiques ni les rayonnages de librairies n’aident à éviter la confusion, il me semble important de souligner que le fantastique n’est pas l’horreur, pas plus qu’il n’est la fantasy ou la SF. Le fantastique est le fantastique, il a beaucoup plus de points communs avec la littérature « générale » qu’avec tous les sous-genres auxquels on l’associe.
Il est donc évident que si, Lisey’s Story est un roman fantastique. C’est même l’un des plus fantastiques (dans les deux sens du terme) que j’aie lus depuis longtemps. Stephen King a souvent été grand, mais jamais autant que lorsqu’il a décidé d’évoquer les affres de la création. A l’exception notable de Needful Things, ses plus grands textes sont presque toujours ceux où l’on croise un écrivain : Shining, Misery, The Dark Half, Secret Window/Secret Garden, Bag of Bones… sans oublier la Tour. Lisey’s Story s’inscrit clairement dans cette lignée, en plus fin et en plus fort, comme si l’auteur avait enfin accepté d’affronter le problème en face, de le traiter de manière directe et non plus comme une simple donnée de base servant de toile de fond à une intrigue plus vaste. Ceux qui ont aimé un peu beaucoup ou passionnément les titres suscités ne pourront qu’adhérer à celui-ci tant il semble l’accomplissement de toute cette partie (considérable) de l’œuvre kingienne.
Alors oui, comme on pouvait s’y attendre, Lisey’s Story est un chef-d’œuvre. Le meilleur livre de son auteur, difficile de l’affirmer, mais en tout cas son meilleur depuis plus de dix ans – pas de doute. Cela dit il serait un peu trop réducteur – quoique tentant – de conclure par une réflexion comme celle-ci. King faisant depuis longtemps partie des auteurs qu’on adore ou qu’on déteste, on a tendance parfois à oublier qu’il ne s’adresse pas qu’à ses admirateurs. Lisey’s Story s’imposera évidemment d’office comme un chef-d’œuvre dans sa bibliographie, mais c’est aussi un chef-d’œuvre tout court. En cela, il pourrait bien rallier à la cause de l’un des plus grands écrivains de son temps certains qui jusqu’alors le snobaient, confondant trop souvent popularité et populisme. Il pourrait même devenir à terme le Between the Buttons de King... c’est-à-dire : le livre préféré de tous ceux qui le détestent.
Ceux qui suivent et apprécient Stephen King connaissent depuis longtemps les deux facettes de son talent. Capable du meilleur comme du pire, susceptible d’enchaîner deux romans génialement ambitieux avec quatre espèces de séries Z assommantes de maladresse, l’auteur le plus lu au monde (ou du mois le seul à avoir été constamment dans le Top 5 depuis vingt ans) écrit sans doute trop. Probablement plus par besoin que pour remplir un compte en banque qui se porte très bien, comme le prétendent ses détracteurs. Il évoque parfois les Stones, incapables de s’arrêter de tourner dans tous les stades du monde alors même que leur réputation ne s’en porterait pas plus mal s’ils créaient un peu le manque et ne se lançaient pas tous les deux ans dans leur-peut-être-ultime-tournée. Les points communs sont frappants, surtout depuis que le seul grand écrivain capable de s’inviter dans la bibliothèque de l’inculte le plus crasse nous a fait le coup archi-rebattu du mec qui va arrêter d’écrire, c’est fini, il est sec, il a plus rien à dire et en plus il est malade. Résultat des courses : depuis le jour de 2000 où il a déclaré ça il a publié six romans, trois volumes de la Tour Sombre, un essai et trois recueils de nouvelles – on a vu des agonisants en moins bonne santé.
Cependant un truc n’était pas faux dans ce numéro à la Dutronc qui prend sa retraite de la Sacem : depuis cette époque, King donnait franchement l’impression de tourner en rond. Sa Tour mise à part, aucun de ses derniers livres n’avait le souffle de ses classiques. Entre un Dreamcatcher parfois à la limite du grotesque et d'inégaux tributes à ce cinéma bis qu’il aime tant (From a Buick 8, Cell ou le sympathique Colorado Kid), on finissait par se dire que les innombrables détracteurs de King allaient l’emporter par K.O., et que le majestueux Bag of Bones n’aurait jamais de suite. Jusqu’à ce que la presse américaine se mette à encenser à longueur de pages ce Lisey’s Story, présenté comme la grande-œuvre non-fantastique que King devait à ses lecteurs (ah bon ?). Lesquels se divisèrent immédiatement en deux clans : ceux qui s’en félicitaient, et ceux qui s’inquiétaient de voir leur idole tomber dans l’écueil du Grand Roman de la Maturité.
Assez ironiquement (à moins que ce ne soit assez logiquement), Lisey’s Story reprend précisément les choses là où Bag of Bones les laissaient il y a dix ans. Dans la douleur sourde du deuil, dans ce silence incompréhensible, dans les méandres de la création libératrice. Scott est mort depuis deux ans maintenant, et Lisey continue d’être hantée (au sens figuré) par ce mari si remarquable, brillant écrivain et homme de bien (semble-t-il). Hantée au point que cela tourne à l’obsession, au point qu’elle le cherche plus ou moins consciemment partout, et notamment dans ses mots, ses phrases, ces signes connus d’eux seuls qu’elle n’a de cesse de pourchasser. Loin de vouloir se débarrasser de la mémoire, elle l’entretient, l’attise en permanence, et hérite sans vraiment en avoir conscience de la part de ténèbres (!) de Scott… cette part menaçante, effrayante même, qui fit de lui un grand écrivain. Se perdra t’elle dans tout cela ? Se remettra t’elle de cette disparition ? Telles sont les questions clés de ce nouveau roman qui, il faut bien le reconnaître, joue beaucoup moins la carte du suspens que la plupart de ses grands prédécesseurs. Et beaucoup moins aussi, c’est indéniable, la carte du fantastique…
… ou plutôt du paranormal. Car les critiques annonçant une œuvre plus « réaliste » (vous pouvez rire), pour n’en pas moins contenir une part de vérité, ne paraissent pas totalement justes. Elles se fondent sur la sempiternelle association du paranormal et de la littérature, mais pas tellement sur ce qu’est le genre fantastique en lui-même. A savoir (pour faire court) un genre artistique dans lequel la réalité dérape, ce qui qualifie parfaitement Lisey’s Story et s’applique aussi bien à L’Ensorcelée, de Barbey d’Aurevilly, qu’au Château ou au Procès, aux œuvres de Robert Bloch comme à celles de Charles Nodier, de Graham Joyce, ou à L’Ancre des rêves… autant d’oeuvres dont le point commun est de contenir une portée fantastique sans qu’on y croise ni goules ni fantômes ni vampires ni aucun folkore de ce genre. Et si ni les critiques ni les rayonnages de librairies n’aident à éviter la confusion, il me semble important de souligner que le fantastique n’est pas l’horreur, pas plus qu’il n’est la fantasy ou la SF. Le fantastique est le fantastique, il a beaucoup plus de points communs avec la littérature « générale » qu’avec tous les sous-genres auxquels on l’associe.
Il est donc évident que si, Lisey’s Story est un roman fantastique. C’est même l’un des plus fantastiques (dans les deux sens du terme) que j’aie lus depuis longtemps. Stephen King a souvent été grand, mais jamais autant que lorsqu’il a décidé d’évoquer les affres de la création. A l’exception notable de Needful Things, ses plus grands textes sont presque toujours ceux où l’on croise un écrivain : Shining, Misery, The Dark Half, Secret Window/Secret Garden, Bag of Bones… sans oublier la Tour. Lisey’s Story s’inscrit clairement dans cette lignée, en plus fin et en plus fort, comme si l’auteur avait enfin accepté d’affronter le problème en face, de le traiter de manière directe et non plus comme une simple donnée de base servant de toile de fond à une intrigue plus vaste. Ceux qui ont aimé un peu beaucoup ou passionnément les titres suscités ne pourront qu’adhérer à celui-ci tant il semble l’accomplissement de toute cette partie (considérable) de l’œuvre kingienne.
Alors oui, comme on pouvait s’y attendre, Lisey’s Story est un chef-d’œuvre. Le meilleur livre de son auteur, difficile de l’affirmer, mais en tout cas son meilleur depuis plus de dix ans – pas de doute. Cela dit il serait un peu trop réducteur – quoique tentant – de conclure par une réflexion comme celle-ci. King faisant depuis longtemps partie des auteurs qu’on adore ou qu’on déteste, on a tendance parfois à oublier qu’il ne s’adresse pas qu’à ses admirateurs. Lisey’s Story s’imposera évidemment d’office comme un chef-d’œuvre dans sa bibliographie, mais c’est aussi un chef-d’œuvre tout court. En cela, il pourrait bien rallier à la cause de l’un des plus grands écrivains de son temps certains qui jusqu’alors le snobaient, confondant trop souvent popularité et populisme. Il pourrait même devenir à terme le Between the Buttons de King... c’est-à-dire : le livre préféré de tous ceux qui le détestent.
👑 Lisey's Story
Stephen King | Grant, 2006
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Si vous n'avez pas de compte blogger, choisir l'option NOM/URL et remplir les champs adéquats (ce n'est pas très clair, il faut le reconnaître).