[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°02]
The Captain Is out to Lunch and the Sailors Have Taken over the Ship - Charles Bukowski (1998)
Bukowski et moi, c’est une affaire qui roule quasiment depuis que je sais lire. Je pourrais presque dire que c’est lui qui m'a appris. Les gens croient souvent que ce sont mes études qui m’ont permis d’acquérir mes connaissances littéraires, pourtant les gens se trompent : on trouvera difficilement plus autodidacte que moi. Il y avait des livres à la maison, mais pas tant que ça quand j’y repense. J’ai d’ailleurs très vite pris l’habitude de voler les bouquins qui pouvaient attirer mon attention, et avant cela je ne lisais tout simplement pas. Jusqu’à mes douze ou treize ans je n’ai même jamais ouvert un manuel. Je détestais lire, sans doute en grande partie parce qu’on me faisait lire des trucs qui n’étaient pas pour moi. Les bibliothèques roses et vertes, ça m’a gavé presque immédiatement. Et les lectures au collège, c’était pire : franchement mais qu’est-ce que j’en ai jamais eu à carrer de la gloire de son père, à l’autre abruti ?
Ok, je force le trait, mais pas tant que ça : Marcel Pagnol a bien failli me dégoûter de la littérature à vie, et je ne vous cache pas que mon mépris pour les Académiciens vient en premier lieu de cela. Pagnol, franchement... admettez que le terme académique a été inventé juste pour lui. Je ne voyais vraiment aucun point commun entre mon existence et celle de ce type d’une autre époque, qui tripait sur la même cambrousse à laquelle je voulais à tout pris échapper, se faisait manipuler gros comme le nez par la pimbêche dont il était amoureux et était fasciné par les mêmes parties de chasses beauffisantes qui me donnaient des envies de fugue chaque fois que mon père m’y traînait. Bref, j’en étais venu à croire que les bouquins c’était toujours comme ça, un truc qui me dressait les cheveux sur la tête. J’avais dix ans, j’étais en sixième, je vivais très biens sans.
Plus tard j’allais rencontrer Hervé Bazin, découvrir Vipère au poing (soit donc la version punk de La Gloire de mon père), décider qu’écrivain serait le métier de mes rêves. Pour l’heure j’étais perdu pour la littérature, ma mère était désespérée et mes profs avaient capté depuis longtemps que je faisais des fiches de lecture sur des trucs que j’avais pas lus.
Durant l’été 1993, j’ai failli faire ma première tentative de suicide après une seconde année consécutive passée sur l’autre neuneu provençal (tous ceux qui comme moi ont été collégiens dans la foulée du triomphe des films vous confirmeront que ce fut une des époques les plus noires de toute l’histoire de l’Éducation Nationale, je suis même assez choqué qu’Yves Robert ait pu finir sa vie sans jamais être inquiété par la Justice). Mon grand-père venait de m’apprendre, pensant sans doute me faire plaisir, que les choses m’intéresseraient plus dans Le Temps des secrets. QUOI ??? Un troisième volume ??? Là c’était plus possible, il me restait encore deux années de collège, sans parler de la possibilité de redoubler… non non, je ne pouvais pas continuer. Il fallait fuir, d’autant que ma mère avait décrété que j’allais lire ce putain de troisième épisode pendant les vacances…
J’ignore de quelles extrémités j’aurais été capable si l’on m’avait informé à l’époque qu’en fait il y avait même un quatrième volume… toujours est-il que c’est pile à ce moment, hasard ou geste généreux du destin, que Hollywood m’est tombé dans les pattes (je ne me souviens même plus comment). Bon, en toute franchise, vu que c’est un roman à clés sur le cinéma j’ai pas tout capté à ce que ça racontait, mais il y avait là enfin un langage qui me parlait. Au moins lui, ce Bukow-machin, il était tout aussi vieux mais il vivait dans le monde réel, il avait une langue vivante, il disait pas « flûte » mais « merde », comme tout le monde… C'était en somme l'équivalent littéraire de la musique qui me hantait depuis quelques années déjà - un comble puisque l'auteur rock'n'roll par excellence avait une sainte horreur des musiques binaires.
Nous sommes donc rapidement devenus copains. A l’époque il était encore vivant, Kurt Cobain aussi, ça n’allait plus durer longtemps mais c’était absolument enthousiasmant.
Un truc qui m’a toujours épaté dans l’œuvre de Bukowski, c’est la constance merveilleuse dont il fit preuve toute sa vie. A ma connaissance c’est un des seuls auteurs à n’avoir jamais écrit un seul mauvais livre. A condition toutefois de l’aimer lui, on les aime tous. Le plus dingue étant que des inédits continuent de paraître régulièrement et qu’ils sont absolument toujours excellents. Quand on sait que Bukowski écrivait à la chaîne et vendait ses textes à la revue porno la plus offrante, on se dit que franchement Balzac et Stephen King sont inexcusables. Quand on a le souffle pour écrire des dizaines de chroniques géniales, des centaines de nouvelles démentes et une poignée de romans essentiels… on le fait. Quand on ne l'a pas...
En fait d’œuvre posthume, justement : celle-ci en est une (Bukowski est mort en 1994). Et derrière ce titre interminable et énigmatique se cache l'un de ses livres les plus forts et singuliers.
Durant l'été 91 l'auteur, qui vient d'avoir soixante-et-onze ans, répond positivement à la demande de son éditeur et meilleur ami John Martin : il accepte d'écrire son journal intime. Il mènera cette entreprise à bien jusqu'aux derniers mois de sa vie, lorsqu'il ne sera même plus en état de se traîner jusqu'à son clavier et que la leucémie finira par avoir sa peau. Bien sûr et comme toujours, l'auteur ne nous épargne rien : la lourdeur de son traitement médical, ses interrogations sur l'angoisse de la mort et, surtout, sa découverte tardive de la célébrité : le Bukowski de The Captain... est désormais une superstar richissime, vivant dans une villa sécurisée avec jacuzzi et tout le toutim. La starification, pourtant, ne force pas le respect : au contraire, il doit désormais frayer avec des rapaces en tout genre, comme ce producteur de télé qui cherche à lui faire céder les droits sur son nom afin de produire une série sur sa vie.
Paumé, en perpétuel décalage, celui que ses lecteurs surnomment affectueusement Hank n'est plus dans son époque ni dans son monde. Il découvre les joies et déboires de l'informatique (l'ordinateur efface à de nombreuses reprises les ébauches de ce qui deviendra son dernier livre : Pulp) et devient même poli... ainsi le voit-on convié à un concert de rock dans un stade par de jeunes zikos fans de son œuvre... et lui qui n'ose pas décliner, alors qu'il déteste le rock, cette musique si stupide... lui qui n'écoute que du classique, ne jure que par Wagner et Stravinsky... le voilà en train de tailler le bout de gras avec des post-ados dont il n'a rien à foutre (le portrait de la rockstar est à la fois touchant et cinglant... on devine assez facilement qu'il s'agit d'Eddie Vedder, de Pearl Jam)...
Vous l'aurez compris, ce livre est irréprochable. A la fois son plus drôle et son plus mélancolique, puisque bâti sur la nostalgie d'une époque bénie où l'auteur était jeune, fringant, solide, et pouvait se souler et écrire toute la nuit sans en souffrir le lendemain - et surtout sans rendre de comptes à quiconque. Seule Linda, son épouse, fait figure de phare au milieu d'une vie étrange et angoissante, où le génie voit décliner son physique tout en conservant toutes ses facultés intellectuelles... Bien sûr, le style journal intime revêt par instant un côté voyeur qui peut surprendre : contrairement à ce que croient beaucoup de gens l'ayant peu ou mal lu, Bukowski n'a que rarement tâté du genre autobiographique. Mais à la lecture de ces pages qui peut nier que, contrairement à d'autres exercices similaires, celui ci n'était pas prévu dès le départ pour être publié ?
Une œuvre posthume étonnante donc, qui garde une place unique et dans son œuvre et dans le cœur de ses fans, et qui pourrait bien être son meilleur texte. C'est en tout cas le plus joli : il est en effet agrémenté des illustrations de l'indispensable Robert Crumb, ce qui ne le rend que plus irrésistible.
Trois autres livres pour découvrir Charles Bukowski :
Notes of a Dirty Old Man (chroniques / 1969)
Factotum (1975)
Ham on Rye (1982)