[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°78]
Television - Television (1992)
C’était le disque qu’il fallait avoir. Un monument du punk, avait dit André. T’écouteras plus jamais rien de la même manière après. C’est le meilleur disque des années 70. T’as noté ? Le Television de 77. Une merveille.
La pochette était belle et énigmatique, derrière il n’y avait quasiment aucun crédit. Je l’ai acheté sans chercher plus avant – André était ma référence. S’il disait d’un album que c’était un monument il me fallait l’album. J’avais quatorze ans. Et j’ai acheté Television. Croyant acheter Marquee Moon ! Tout ça parce que "ma référence" avait omis deux détails d’importance :
1/ le titre dudit chef-d’œuvre
2/ le fait qu’il n’avait à l’époque plus été réédité depuis des lustres.
Nous sommes en 1995 et je pose cet album sans titre sur la platine. Dans les premiers temps, je suis un peu dérouté. J’entends un petit riff cristallin plutôt entraînant, une voix qui ressemble à celle d'un Lou Reed complètement défait. Ca s’appelle « 1880 or So » et c’est pas mal, seulement je ne trouve pas ça très punk. Le morceau suivant, « Shane, Wrote This », on dirait du Dire Straits pervers. Le son des guitares m’étonne. J’ai jamais rien entendu de pareil. Mais je trouve toujours pas ça punk.
Lorsque je comprends mon erreur quant à l’achat du disque, tout s’éclaire brièvement : j’en déduis que Television est un groupe de vieux qui s’est complètement ramolli. Ce n’est que deux ans plus tard, quand enfin je mettrai la main sur un vinyle nickel de Marquee Moon, que je comprendrai que Television n’est rien qu’un autre versant du punk – peut-être même son vrai versant. Je peux vous dire que quand vous êtes ados et que vous découvrez ça, ça vous illumine complètement : soudain vous réussissez à inscrire le punk dans une histoire de la musique, dans une continuité. Ce n’est plus juste une faille spatio-temporelle hargneuse n’ayant ni vrai début ni vraie fin. Ca devient quelque chose de logique. Vous arrivez enfin à y relier Joy Division comme Radiohead, Siouxsie comme Tool. Vous retrouvez le fil, la boucle se boucle d'elle-même et le punk redevient rock. Une subdivision et non un genre à part entière. A l’époque (1995, donc) je lis Rock Sound tous les mois. Les disques punk y sont chroniqués dans une rubrique à part (plus tard il sortiront même des hors-séries spéciaux : PUNK RAWK). Le malentendu vient sans doute de là. C'a conditionné des générations de gosses (comme mon célèbre cousin) à limiter leur vision du punk. Enfin bref…
J’ai donc acheté Television en lieu et place de Marquee Moon, le chef-d’œuvre intemporel de 1977 avec ses merveilles post-punk enregistrées à l’époque pré-punk : « Venus », « See No Evil », « Torn Curtain ». Il va sans dire que dans un Top 100 des meilleurs disques de tous les temps celui-ci serait en bonne place. Cependant cette rubrique ne prétend pas évoquer les goldens albums ou imposer une discothèque idéale, le genre de classement que j’ai toujours trouvé fondamentalement neuneu (je ne dis pas ça pour être méchant avec Philippe Manœuvre, c’est tout à son honneur de vouloir éduquer les jeunes générations, juste : c’est pas mon truc).
L’exercice est limité auquel je refuse de m’attaquer, il m’est plus simple de lister mes cent disques préférés, même si cela m’impose de me faire taper dessus pour certains choix… comme ce fut le cas pour le Bowie, pour le Costello, sans parler de trucs qui ne sont guère majeurs que pour moi – le premier Frandol par exemple. En l’occurrence il va sans dire que je ne trouve pas Television meilleur que Marquee Moon. Mais il a eu un impact immense sur ma vie, quand les deux autres albums du groupe, découverts en même temps, m’ont juste excité. Sans doute aussi le fait que je l’aie acheté par erreur et sans rien connaître des travaux de Verlaine & Co. m’a-t-il permis de l’aborder sous un angle différent, de le recevoir de manière plus directe puisque totalement décontextualisée : j’ignorais qu’il s’agissait d’un album de reformation, que les membres du groupe étaient has-beens depuis dix ans au bas mot et la seule chose que je connaissais du punk new-yorkais c’était les Ramones (je connaissais aussi Patti Smith, évidemment, mais j’accrochais pas – je n'accroche toujours pas d'ailleurs).
La première fois que j’ai voulu faire de la musique j’étais tout petit, j’avais vu à la télé Kurt Cobain en train d’entonner « Drain You ». Ca suscitait chez moi une vocation, mais j’ai compris sur le tard que ce n’était pas celle de musicien mais celle de rockstar. En voyant cette vidéo j’avais eu envie de monter sur scène, pas de faire de la musique. Ca, j’en ai eu réellement envie en 1995. Quand j’ai découvert Television. Plus précisément quand j’ai entendu « Call Mr Lee », quand j’ai entendu ce qu’on pouvait faire avec de l’inspiration et une guitare. L’espèce de battle que s'y livrent Verlaine et Lloyd m’a littéralement vacciné du prog – à savoir que j’ai continué à en écouter mais plus jamais eu envie d’en jouer. Il n’y a pas plus fort, plus minimaliste que le jeu de ces deux gars-là. Et technique, en même temps – simplement c’est une technique de l’épure. La guitare est filandreuse, on a l’impression qu’elle se glisse tel un serpent entre les lignes de chant… impressionnant, fascinant… ça me fait toujours la même sensation, je pense même pouvoir dire que « Call Mr Lee » est une de mes dix chansons préférées de tous les temps.
J’ignore si ce disque a été envisagé comme un vinyle ou comme un cd. Le cd a été inventé en 87, mais pendant les années qui ont suivi les artistes sont restés relativement attachés au format 33 tours. Par exemple sur Out of Time, de R.E.M. (1991), il y a clairement deux faces – même si c’est sorti direct en cd. Sur Television c’est un peu pareil, mais n’ayant jamais lu d’interview d’époque je ne sais pas comment les choses ont été planifiées. Ce qui est manifeste c’est que les titres sont nettement plus rapides dans la première moitié (voire carrément enlevés, Cf. le tubesque « In My World » - enfin "tubesque"… en 1980 car le moins qu’on puisse dire est que rien sur cet album n’est raccord avec son époque de parution). Puis avec le lancinant « Rhyme » (un genre d’interlude ?) les tempos se ralentissent, « No Glamour for Willi » la joue pop-lounge, « Beauty Trip » hard-blues déstructuré… le disque semble s’enfoncer dans une espèce de torpeur mélancolique à l’image de la voix de Tom Verlaine – de plus en plus grave (dans tous les sens du terme) au fil des plages. Une construction d’album qui en fait n’est pas sans rappeler celle de Marquee Moon lui-même, qui s’ouvrait également par un morceau nerveux (« See No Evil ») pour finir dans la langueur (celle de « Torn Curtain » - « Little Johnny Jewel » ne figurait pas sur l’album orginal).
Jeune je préférais très nettement la première moitié (ça n’étonnera personne), pourtant le meilleur restait à venir. Le magma de « The Rocket » fut pour moi un autre traumatisme musical (au point que ce devint plus tard le nom de mon premier groupe !), bizarrerie curieuse, comme si les amplis avaient été bourrés avec des torchons. Ca ressemble un peu à certains trucs tentés par John Cale sur Helen Of Troy, mais évidemment en 1995 je ne le savais pas (je n’ai acheté ce chef-d'oeuvre psychotique que dix ans après). Un zest de « This Tune » pour se remonter un peu le moral, et le grand moment arrive : « Mars », le gros morceau du disque. Une réponse assez évidente au « Venus » de 1977. La basse de Fred Smith y est énorme. C’est un blues immense, fantasmagorique – et non ce n’est pas le sample qu’utiliseront plus tard Tricky et Portishead (par contre ceux qui écouteront bien y devineront un plan de gratte de Lloyd qu’on retrouvera plus tard chez Tue-Loup). La voix de Verlaine s’envole, c’est comme s’il s’était retenu durant tout l’album et enfin se lâchait complètement, il éructe…on ne sait pas trop s’il jouit ou s’il a très mal mais c’est en tout cas prenant, obsédant, fascinant. On voit mal ce qu’il y aurait pu avoir après ça, et de fait : il n’y aura rien. C’est le dernier morceau du disque, le dernier morceau de Televison. Et ce fut même pendant très longtemps la dernière fois qu’on entendit la voix de Verlaine, qui ne publia que de la musique instrumentale pendant quatorze ans. On n’a jamais su de quoi il voulait se punir – à moins qu’il n’ait voulu nous punir nous pour ne pas avoir fait à la trilogie télévisesque le triomphe qu'elle méritait. On n’a jamais su non plus pourquoi Verlaine et Lloyd, si brillants quand on les mettait ensemble, étaient presque systématiquement mauvais séparément.
Il y a des choses qui ne s’expliquent pas vraiment. Un peu comme le fait de sélectionner Television plutôt que Marquee Moon, quoi !
Trois autres disques pour découvrir Television :
Marquee Moon (1977)
Adventures (1978)
The Blow-Up (live / 1982)