mercredi 26 décembre 2007

Djian Goes Americana

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« Malgré la douloureuse épreuve que je traverse aujourd’hui et qui, bien entendu, n’est que la juste récompense de ma conduite, je ne peux m’empêcher de sourire, considérant quel imbécile je fais. Mais ce sourire vaut bien toutes les grimaces du monde. »

Certains n’ont pas de bol dans la vie, et le narrateur de Lent dehors est de ceux-là. Non content d’être affligé du patronyme peu enviable de Henry-John… non content d’avoir deux grandes filles qui ne peuvent pas l’encadrer… non content d’être un petit prof de musique de province… non content de vivre dans l’ombre de sa femme Edith, écrivain en voie de starification… voilà qu’il provoque son propre malheur en commettant ce qu’il considère lui-même comme l’irréparable – LE truc qu’il n’aurait certainement pas pardonné à sa moitié.

Ni une ni deux : Edith le fout à la porte – on la comprendra sans peine (déjà qu’il passait son temps à critiquer tout ce qu’elle écrivait). Et notre héros, insupportable tête-à-claques persuadée d’avoir toujours raison et bourrée aussi bien de snobisme que de préjugés, de filer aux Etats-Unis se réfugier chez son beau-frère – dernière personne à toujours pouvoir le supporter (et encore pas pour longtemps).

Par bien des aspects Henry-John est le typique héros djianesque, sauf que voilà : il a vieilli. Le petit frère des héros de Maudit manège ou d’Échine a désormais du bide, des cheveux en moins, et la rock’n’litterature attitude qui l’animait dans les années 80 a cédé place au début des années 90 à sa suite logique : la vieux’n’con attitude.

Nous y sommes : dans Lent dehors , on a l’impression délicieuse que Djian s’amuse à tourner en dérision l’antihéros de ses précédents bouquins, le plaçant en face de ses propres contradictions et l’obligeant à quitter tour d’ivoire et posture pour se prendre une bonne tranche de réalité en pleine poire. Et pour ce faire quel meilleur décor que les Etats-Unis, ce pays qui n’a jamais cessé de faire rêver l’auteur ? Une Amérique de fantasme, bien sûr, tout droit échappée d'un bouquin de Hemingway ou de Faulkner - soit donc avec plein d’étendues sauvages et de la contemplation en veux-tu en voilà.

Casse-gueule sur le papier, ce parti pris paie dès les premières pages : maniant l’autodérision avec une acuité forçant le respect, Djian réalise ici l’une de ses plus jolies performances, émouvant avec un personnage des plus odieux et livrant une fable subtile sur le passage (très tardif) à l’âge adulte. En ne voulant (on imagine) qu’échapper au carcan qu’il s’était lui-même imposé jusqu’alors, voilà que l’auteur de Zone érogène parvient miraculeusement à rivaliser avec son maître Hemingway en matière de roman initiatique décalé. Fort, très fort. Et avec le recul, difficile de ne pas y voir un texte charnière : si dans les années 80 le lecteur aura parfois eu l’impression que Philippe Djian écrivait un peu toujours le même livre (on en a déjà parlé dans ces pages), après Lent dehors plus rien ne sera jamais comme avant. Comme si se confronter à sa propre caricature, à ses propres fantasmes et peut-être aussi à sa plus grande crainte (devenir une espèce de Bukowski de la province franchouillarde) l’avait totalement débridé…

Époustouflant.


👍👍👍 Lent dehors 
Philippe Djian | Folio, 1991