Huysmans et moi, c’est une longue histoire que je vous raconterai peut-être dans quelques temps à l’occasion d’un Mes livres à moi (et rien qu’à moi) consacré à Là-bas. Mais justement avant de le relire j’ai voulu relire d’abord En route, qui lui succède dans la bibliographie (publié quatre ans après) et fut longtemps pour moi une énigme.
Comme toute montagne, celle-ci peut-être gravie par différents versants. Puisque son héros est le même que celui de Là-bas, on peut le voir comme le deuxième volet d’un cycle (d’autant que Durtal revient dans les deux derniers romans de l’auteur : La Cathédrale en 1898 et L’Oblat en 1903). Ou bien on peut le voir à l’inverse d’une suite comme une antithèse – ainsi que le voulait Huysmans lui-même en évoquant ce livre blanc par opposition au livre noir qu’était Là-bas.
On pourra également le lire tel qu’en lui-même, ce que je n’avais jusqu’alors jamais eu l’occasion de faire : lu il y a six ans dans le cadre d’un travail bien plus vaste sur l’auteur, En route ne m’a sans doute pas touché comme il aurait pu le faire. La lecture analytique a ceci de désastreux qu’elle a souvent tendance à se substituer au reste, et lorsque vous étudiez un auteur sur l’ensemble de sa carrière dans le cadre d’un travail universitaire… vous devenez tout à la fois celui qui le connaît le mieux et celui qui l’apprécie le moins sûrement. J’étais alors bien trop plein de l’œuvre toute entière pour être absorbé par En route.
Ça ne semblera probablement pas très évident en 2007, mais en 1895 En route est un livre tip-top-mode qui connaîtra un succès aussi énorme que fort prévisible. En cette fin de siècle et après une décennie de décadentisme élégamment désenchanté on assiste en France à une vague de conversions massives aux religions en général et aux catholicisme en particulier, seules à fournir quelques réponses aux angoisses de cette décennie symbolique. C’est que voyez-vous, c’est fatigant de ne croire en rien. Ce n’est pas tout de repos et cela pose bien plus de questions que de réponses. La religion a le mérite de donner un peu de sens à la vie, et c’est précisément ce que cherche désespérément Durtal – il le cherchait d’ailleurs déjà dans Là-bas où il se passionnait entre autres pour l’occultisme moyénageux de Gilles de Rais. En route racontera la conversation de Durtal, et donc de l’auteur... et donc de beaucoup d’autres français de la fin du XIXème. En ce sens c’est un témoignage des plus remarquables de ce que représentait la religion catholique à cette époque, de sa force comme de ses excès, et de ce qu’un homme doit traverser pour revenir dans le giron de Dieu.
Car tout converti qu’il soit, Durtal demeure sceptique par nature, c’est bien ce qui rend son cheminement si poignant. Si l’existence de Dieu lui semble tout à fait concevable, il a toutes les peines du monde avec la religion catholique telle qu’en elle-même, institutionnalisée à l’extrême, intolérante voire ultra violente (le best-seller de l’époque – dont Durtal se gausse longuement – c’est quand même L’Imitation de Jesus Christ, dont une demi-page donnerait sans doute envie au plus pieux d’entre vous d’aller brûler une église). S’il ne la comprend ni l’excuse, il se rend surtout compte assez rapidement que c’est elle qu’il a fui des années auparavant – L’Église et non Dieu lui-même. Et revient donc lentement vers Lui. Par le biais de l’art, évidemment. Comme beaucoup d’autres avant et après lui. Comme il le dit lui-même :
« Ah ! La vraie preuve du Catholicisme, c’était cet art qu’il avait fondé ; cet art que nul n’a surpassé encore ! c’était, en peinture et en sculpture les Primitifs ; les mystiques dans les poésies et dans les proses ; en musique, c’était le plain-chant ; en architecture, c’était le roman et le gothique. Et tout cela se tenait, flambait d’une seule gerbe, sur le même autel. Et tout cela se tenait dans un seul but : révérer, adorer, servir le Dispensateur… »
Aussi ne sera-t-on pas surpris de le voir maugréer en entrant dans une église avant de se laisser enivrer au son du De Profundis (dont néanmoins les paroles lui tapent un peu sur le système vers la fin). Aussi son parcours semblera-t-il des plus logiques : la laideur de L’Église le fit autrefois fuir la religion, et c’est par le Beau qu’il y retourne, non pour s’y réfugier mais pour s’y retrouver.
Vous me rétorquerez à coup sûr que toutes ces histoires de religion ne sont pas votre truc – je le comprendrai sans mal. Néanmoins me permettrais-je tout de même d’insister, car ce qui rend ce livre si émouvant c’est justement qu’il ne traite pas de religion (1). Il traite d’un mec qui ne croit plus en rien, sans doute même plus en lui, et qui soudain retrouve l’envie, la paix et l’espoir. Quand on pense à ce que Huysmans écrivait moins d’une décennie plus tôt, c’est assez saisissant – voire même carrément bouleversant lorsque Durtal l’ex-impie en vient à devenir un genre de prosélyte de lui-même récusant ses propres saillies sceptiques :
« …une fois de plus, il se demandait l’intérêt que la Providence pouvait bien avoir à torturer ainsi les descendants de ses premiers convicts ? et s’il n’obtenait pas de réponse, il était bien obligé de se dire qu’au moins l’Église recueillait, dans ses désastres, les épaves, qu’elle abritait les naufragés […] tout bien considéré l’argument de Schopenhauer tant prôné contre le Créateur et tiré de la misère et de l’injustice du monde, n’est pas irrésistible, car le monde n’est pas ce que Dieu l’a fait, mais ce que l’homme en a fait. Avant d’accuser le ciel de nos maux, il conviendrait sans doute de rechercher par quelles phases consenties, par quelles chutes violentes, la créature a passé, avant que d’aboutir au sinistre gâchis qu’elle déplore […] Il faudrait dire que si Dieu créa l’excrément, l’homme y a par ses excès ajouté le pus ; il faudrait vomir la civilisation qui a rendu l’existence intolérable aux âmes propres et non le Seigneur qui ne nous a peut-être pas créés, pour être pilés à coups de canons, en temps de guerre, pour être exploités, volés, dévalisés, en temps paix, par les négriers du commerce et des banques. »
… en somme Huysmans en veut toujours un tout petit peu à l’homme, mais il s’est au moins réconcilié avec son Créateur – c’est toujours ça de pris.
Pour le reste malheureusement la suite de l’œuvre aura eu tendance à annuler les qualités philosophiques et littéraires de l’ouvrage, puisque les livres suivants verront Huysmans de métamorphoser en espèce de fanatique illuminé (ou l’inverse) aux antipodes de Durtal le prêcheur libertaire. N’empêche : En route demeure sans doute l’un des plus beaux livres jamais écrits sur la Foi, et si le méchant impie (dit-on) que je suis vous l’affirme vous seriez quand même sacrément malvenus d’en douter.
👑 En route
Joris-Karl Huysmans | Folio Classiques, 1885
(1)… bon ok, un peu quand même, mais c’était la licence poétique de la chronique !