Nouveau Roman nous dit-on.
Michel Butor, Pape du Nouveau Roman. Comme Robbe-Grillet. Comme plein d’autres. Le
Nouveau Roman… on m’en parle depuis longtemps. Jamais su ce que ça voulait dire. Pourtant je les ai lus, les Beckett et les Duras, les Simon et les Cayrol, tous ces gens jetés dans un même sac informe. Je les ai lus et aimés, tous ou presque. Compris ? Je l’espère. Je ne pourrais pas l’affirmer, le contraire serait les insulter tant ils ont pris de plaisir à brouiller les pistes. De toute façon… l’expression, au départ, était péjorative. Et comme disait ce vieux Lemmy…
Si c’est nouveau quelque chose, c’est que c’est de la merde.
L’idée était là. Beaucoup de romanciers contemporains détestent d’ailleurs cordialement le
Nouveau Roman. Certains vont même jusqu’à prétendre que le
Nouveau Roman a tué le roman – ce qui n’est pas vrai. Il (Butor en tête) a en revanche essayé de tuer les systèmes de narration classiques, c’est indéniable. Cela mérite-t-il la potence ? De qui se moque-t-on ? Il y a quelques temps, nous ergotions gentiment avec
Christian au sujet de la prise de risques en littérature… eh bien voilà des gens qui prenaient des risques, ce qui ne signifie pas forcément que le résultat était toujours grandiose – mais l’ambition était là. Ils tenaient d’une main de flambeau des surréalistes… de l’autre celui des existentialistes… et ça pour flamber, ça flambait. Alors non, on ne peut détester le nouveau roman pour tout ça. Ça reviendrait, en musique, à détester Suicide pour avoir voulu saccager la musique pop et ses sempiternelles constructions. Pour avoir voulu faire avancer les choses en en reniant d’autres. Reproche-t-on à
Stockhausen d’avoir ruiné la musique pour cause d’excès de minimalisme ? Voilà où nous en sommes : Butor, le Stockhausen de la littérature. Rien moins.
Qui arrêta les frais assez vite en matière de roman. De même que John Lydon déclara un jour ne plus jamais avoir voulu jouer de rock'n'roll après
Never Mind the Bollocks, convaincu qu'on ne pouvait faire plus fort... Butor après
La Modification ne touchera plus jamais au roman - à tort ou à raison. La messe était dite. Au bout de trois bouquins. On ne pouvait pas aller plus loin, lui en tout cas ne pouvait pas.
Près de cinquante ans après, personne n'est encore venu prouver le contraire.
On conviendra néanmoins que le terme Nouveau Roman était fort mal choisi, et ce mouvement un non-mouvement. Nul, idiot à plus d’un titre. Il n’existe dans les faits aucun lien logiquement littéraire entre tous ses auteurs – leur éditeur mis à part (et encore). Comment comprendre en effet qu'un même courant abrite l’épure (l'ascétisme même) d'une Duras et le foisonnement d'un Butor, son souci du détail, ce regard acéré auquel rien n'échappe ?
Si à tout prendre le temps m’a fait préférer
Portrait de l’artiste en jeune singe ou
Gyroscope (logique : une œuvre bâtie autour de l’expérimentation, de la progression… ne peut être réduite à un texte de presque jeunesse – Butor a alors trente-deux ans et deux livres à son actif), si pour tout dire l’œuvre est si immense qu'avec cet auteur mon préféré est presque toujours le prochain qui me tombera sous la main… bien sûr
La Modification demeure incontournable. En tant que tel. C’est un peu le Manifeste du Réalisme, mais sans le réalisme et sans le côté gueulard d’un manifeste (je sais : cette phrase ne veut rien dire).
Incontournable, disais-je… le mot exacte serait :
capitale. Parce que
La Modification n’est pas un livre. C’est une vie. La littérature portée à la dimension de l’existence. C’est le livre qui prouve que la littérature est plus forte que tout, peut-être plus forte que la vie humaine elle-même. Ce sont les Portes de la Perception qui s’ouvrent sans la drogue, juste avec des mots. Le psychédélisme le plus absolu, avec dix ans d’avance et la garantie de ne jamais vieillir à cause des synthés super moches utilisés en guise d’arrangements.
On y entre comme on s'endort. Comme dans ce bref laps de temps où l'on n'est pas encore endormi mais plus tout à fait éveillé. Ce moment qui inspira tant Nerval autrefois : le
sommeil paradoxal, comme on dit dans les mauvais films de SF (en fait il y a un vrai nom scientifique en
hypo, dont je ne me rappelle jamais).
On y entre et l’auteur est là. Il nous prend la main, mais avec des mots.
Le ton est clair, blanc, presque neutre.
La narration se fait alors sur le mode du vouvoiement. Il n’y en a pas beaucoup, des romans entiers sur ce mode, parce que c’est extrêmement difficile de tenir sur la durée. Ça peut devenir répétitif assez facilement, si l’on n’y fait pas gaffe. Ce qui n’est évidemment pas le cas de Butor, qui nous vouvoie fort respectueusement… à moins qu’il nous tutoie et que nous soyons plusieurs ?... C’est possible aussi. On n’en sait rien. On ne veut pas le savoir. On fera tout ce qu’il nous dira – il le dit trop bien pour qu’on résiste. Et ainsi s’effacent les repères. Le lecteur, déjà, n’en est plus tout à fait un.
Vous n'êtes pas en train de lire le roman. Vous n'êtes même pas dans le roman, vous êtes le roman. Vous êtes le personnage, et vous ignorez tout de vous même. Et Butor vous dévoile, de fil en aiguille, non tant ce qui va vous arriver que ce que vous êtes. Il vous révèle votre vie.
Sensation étrange, idée littéraire géniale, qui du coup a totalement éclipsé le style magique de l'auteur. Car finalement, peu importe qui est le narrateur, qui est le personnage, qui est le lecteur (et peu importe que ces trois entités se trouvent d'un coup fondues en une seule). L'important c'est la magie des mots, la petite musique lancinante qu'ils forment en s'assemblant les uns avec les autres. Il n’y a pas d’histoire dans
La Modification (enfin… si, mais toute tentative de résumé linéaire serait nulle et non-avenue tant tout se passe ailleurs, au-delà du texte lui-même). Et même après l'avoir lu trois fois (oui) je suis incapable de vous dire ce qu'on modifie dans ce livre. Ou plutôt je change d’avis sur la question à chaque fois… ce qui modifie donc au moins un truc : mon avis. Et d’ailleurs c’est peut-être nous, que le roman modifie. En revanche, je peux vous dire que c'est un livre bouillonnant d'une mécanique impeccable, si parfaitement huilée, si parfaitement rodée qu'on est littéralement absorbé dès les premières lignes. Comme si chaque mot était à sa place. Pas un qui manque, pas un de trop.
On en ressort incroyablement heureux. Totalement lessivé aussi, car on l'a lu en entier sans se rendre compte qu'on ne l'a pas lâché pendant les 20 dernières heures. Mais on est surtout heureux. Car on a pas seulement lu un livre : on l'a vécu, et l’on a vécu les mots superbes de Michel Butor.
Il y a plus désagréable.
Trois autres livres pour découvrir Michel Butor :
L'Emploi du temps (1956)
Portrait de l'artiste en jeune singe (1967)
Gyroscope (1996)
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