[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°7]
Transit-Express - Yves Simon (1975)
Longtemps j’ai ignoré Yves Simon. Le chanteur comme l’écrivain. Ca ne m’intéressait pas du tout, pour moi c’était un mec de la variétoche et ses livres ne pouvaient guère avoir plus d’intérêt que ses disques. Pensez-donc qu’un jour d’abus de substances illicites (on espère) il avait eu l’idée folle de collaborer avec Jean-Jacques Goldman… qu’est-ce que je pouvais donc trouver qui me parle dans son œuvre ?
C’est qu’au milieu des années quatre-vingt-dix la vision qu’on pouvait avoir de Simon était peu prou celle d’un has-been qui avait fini par vendre son âme au diable, dommage collatéral d’une carrière musicale qui s’est carrément cassée la gueule dans les années quatre-vingt. Oh bien sûr il y a quelques bons titres sur L’Abyssinie ou Liaisons …mais ils sont noyés dans une production indigente, catastrophique – sans aucun doute ce qu’on a fait de plus mauvais en matière d’arrangements depuis l’invention de la musique. Si vous vous êtes jamais demandés ce qu’il y avait de pire que le son d'un disque publié entre 1983 et 1991, voici enfin la réponse attendue : le son d'un disque français publié entre 1983 et 1991. Une période noirissime durant laquelle la variétoche s’est mise à absorber les gros sons rutilants du rock FM anglo-saxon pour aboutir à la starification d’horreurs dont la seule évocation de leurs noms suffirait à faire peur au plus retors des esthètes (c’est d’ailleurs pourquoi on n'en citera aucun ici).
Yves Simon, pour moi, rentrait dans cette catégorie. Et comme en ce temps-là il ne publiait plus d’albums (il n’y a rien dans sa discographie entre 1986 et 1999)… il y avait assez peu de chances que je change mon fusil d’épaule. C’est donc vraiment par le plus grand des hasards que j’ai lu L’Homme Arc-en-ciel…et dépassé mes a priori. Voici un livre qui, pour n’en contenir pas moins quelques faiblesses, m’a vraiment perturbé. Il y avait là un foisonnement de mots, quelque chose d’assez inédit pour le jeune homme que j’étais alors… quelque chose de vraiment fort, comme des petits fragments de poésie partant dans tous les sens pour aboutir à un tout construit. Je n’avais jamais rien lu de tel, et aujourd’hui je sais que c’est tout simplement parce que la seule chose à laquelle on peut comparer un livre d’Yves Simon… c’est un disque d’Yves Simon !
Après ce choc il a donc fallu que je sache, que je sois sûr de mon coup de cœur. Que je cherche d’autres livres, d’autres fragments poétiques, plus forts, plus absolument irrésistibles. C’est comme ça que Transit-Express (paru juste après) m’est tombé dans les pattes.
Imaginons un instant : Patricia Highsmith n'aurait pas été une spécialiste du polar. L'Inconnu du Nord Express aurait été un roman de littérature dite générale, et ses héros auraient échangé autre chose qu’un meurtre.
Eh bien on aurait eu un équivalent à ce Transit-Express.
Deux hommes se rencontrent dans une salle d'attente. Epuisé par un quotidien harassant, au bord du suicide, Marco cède à la proposition de son interlocuteur : il échange la clé de son appart miteux contre un billet de train. Un billet pour une nouvelle vie ? Le voilà parti à l'aventure. Loin de tout. Et surtout le plus loin possible de lui-même. Peu importe la destination, c’est le voyage auquel nous invite l’auteur qui compte. Et en terme de voyage, Simon s’y entend comme personne : Transit-Express n’est pas un livre – c’est un trip. Poétique, onirique. Etourdissant. Raconter un livre d'Yves Simon revient à essayer de reproduire à main levée un tableau de maître. Il est même curieux de constater que cet homme, chanteur et écrivain, s'avère finalement si proche de l'art pictural. L’histoire étant avant tout celle d’une introspection… narrer des faits serait inutile. Et impossible de tenter de rivaliser avec la majesté du verbe employé. Difficile en effet de considérer un tel texte comme un roman au sens classique du terme. Tout y est question de style. De musicalité des mots, de rythme des phrases... de transcendance, en somme. L'égarement de son héros est exprimé par des phrases saccadées, parfois coupées, un nombre incalculable de points de suspensions... qui est-il vraiment ? Que cherche t'il dans cette fuite aussi désespérée qu'impromptue ?
On n'en sait guère plus à la fin du livre, très court. En revanche, on a l'impression de sortir d'un rêve étrange, presque absurde par instant, emporté par des mots qu'Yves Simon manie mieux que beaucoup d’autres plus aimés des professionnels de la critique. Comme si, finalement, il n'y avait que cela qui comptait : la beauté du langage, la manière dont il parait retranscrire à la perfection les émotions d'un homme - fictives bien sûr. Ce n'est qu'un personnage , et c'est là tout le talent de Simon : Marco prend corps non avec de la chair mais avec des marques de ponctuation. Avec une écriture à la fois limpide et complexe, instinctive et décomplexée - presque physique en fait. A la Kafka, en quelque sorte.
Alors évidemment… après un tel choc, j’ai voulu entendre les disques. Et j’ai découvert la bande-originale de ce livre. Et je me suis aperçu qu’Yves Simon n’était pas un second couteau de la variétoche, mais un grand musicien qui, comme tant d’autres de sa génération, s’est juste paumé dans les années quatre-vingt. Je ne saurais trop vous recommander de poser une oreille sur Au pays des merveilles de Juliet (1973) et Respirer, Chanter (1974). De véritables chefs-d-œuvre de pop impressionniste et psychédélique… comme j’ai longtemps cru qu’il n’y en avait jamais eu, en France, à cette époque…