lundi 3 mars 2008

Judas Priest - Defender of the Lost Causes

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Nous vivons une époque magnifique dans laquelle personne n’a de mot assez définitif pour clouer Judas Priest au pilori : kitsch, grotesque, bas de plafond, ringard, losers – on en passe et des meilleures. Si le metal fait figure depuis toujours de genre honni des amateurs de musique sérieux(se), Judas Priest est sans aucun doute le groupe qui cristallise le plus de haines et de rancœurs, de manière assez stupéfiante. Car si Judas Priest, avec ses futals en cuir et sa pyrotechnie pathétique, son ode à la virilité la plus piteuse et son amour pour les motos les plus vulgaires depuis l’invention du tricycle… si Judas Priest, donc, a largement prêté le flan aux procès qu’on lui fait… il n’est pas Manowar. Et si la carrière du groupe donne en effet un aperçu assez frappant du moment où le metal dit traditionnel a basculé dans la caricature… elle n’a jamais été exempte d’une certaine noblesse. Sans aucun doute K.K. Downing et Glenn Tipton sont-ils indirectement responsables de l’émergence de groupes parmi les plus atroces qu’on ait jamais entendus depuis qu'un homme préhistorique commença à taper sur un tronc d'arbre. Mais leurs albums n’ont jamais été dénués d’ambitions artistiques, certains sont même tout à fait excellents et un morceau comme « Painkiller » demeure encore aujourd’hui difficilement égalable dans le genre. Pour vous dire : même l’intransigeant G.T. le cite en référence, et on ne le suspectera assurément pas d’être complaisant vis-à-vis d’un des fleurons du heavy metal. Pour savoir ce que moi, amateur de metal depuis ma plus tendre enfance, je ressens en écoutant certains des grands morceaux de Judas Priest… il vous suffira donc tout bêtement de prendre le commentaire de G.T. sur « Painkiller » et d'en multiplier chaque superlatif par dix.

Attendu qu’un groupe capable de publier Painkiller (l’album entier, peut-être leur meilleur) ne peut décemment pas avoir été mauvais tout le reste de sa vie, l’auditeur curieux sera donc invité à jeter un coup d’œil au reste de la discographie des prêtres de Judas, notamment ses autres chefs-d’œuvre : British Steel (1980) et Defenders of  the Faith (1984). Trois disques en tout, qui suffisent à souligner combien le Priest, avant de complètement sombrer dans les années 2000, a longtemps été l'un-des-sinon-le groupe le plus intéressant du metal pur et dur et qui s’y croit. Difficile de ne pas noter en effet qu’il y a là trois disques extrêmement différents, tout à fait représentatifs de l’éclectisme d’un groupe qui a toujours été plus subtil qu’on a bien voulu le dire. D’ailleurs, hasard ou coïncidence, son leader Rob Halford est unanimement considéré comme un type brillant, cultivé, raffiné même. Bizarrement, alors que le groupe a toujours été traîné dans la boue, ses pires détracteurs ont toujours eu du mal à détester le seul Halford, dont en plus on ne peut que reconnaître les qualités vocales, exceptionnelles et bien plus nuancées que chez un Bruce Dickinson éternellement bloqué en position suraiguë. L’homme a d’ailleurs prouvé dans les années 90, avec Fight puis Two, qu’il était capable de faire plus que hurler – mais personne n’en avait jamais vraiment douté. Certes son look a été parfois ridicule… mais entre nous, le cuir quasi SM a ceci de merveilleux qu’il vieillit bien mieux que les frusques multicolores de ses collègues d’Iron Maiden.

Pourquoi tant de malentendus, alors ? Difficile à dire. Mais l’éclectisme de Judas Priest est en tout cas sa plus grande qualité et son pire défaut, dans la mesure où le groupe a fait tellement de choses différentes qu’il est parfois délicat de dégager des lignes directrices. Assimilé à la New Wave of British Heavy Metal sans doute parce que c’est à cette époque qu’il a cartonné, il a toujours été très en marge de cette scène, et pour cause : sa formation remonte à 1970, soit presque dix ans avant Maiden. Et son premier album, Rock Rolla (1974), évolue dans un registre psycho-metal plus proche de Hawkwind que de Def Leppard (c’est le moins qu’on puisse dire). C’a sa petite importance, car entre 1974 et le coup d’envoi de la NWOBHM en 1980 a eu lieu une petite révolution qu’on a trop souvent tendance à éloigner du metal : le punk. C’est juste après qu’on a commencé à dissocier en permanence le rock du metal, quitte à faire de ce dernier le genre à part entière qu’il n’a jamais été. Du coup, on considère généralement implicitement que le punk a eu de l’influence sur à peu près tout sauf le metal – or rien n’est plus faux : il y a dans les premiers disques de la NWOBHM, notamment dans le rapport aux rythmiques, une influence punk réelle. Et même (parfois) un groove qu’on ne retrouve pas chez Judas Priest. En réalité, les premiers tenants de la NWOBHM étaient au départ d’ex-punks ne rechignant pas devant les riffs de Black Sabbath (ou de… Judas Priest !) et préférant durcir le ton plutôt que d’enclencher le train de la new-wave (le nom du mouvement n’est-il pas en soit explicite ?). L’esthétique bariolée du courant emmenée par Maiden et Saxon s’est construite contre l’esthétique austère batcave, mais elle existait réellement… avant de sombrer sous le poids des colifichets en tout genre (mais c’est une autre histoire).

Si Judas Priest a pu être assimilé à cette vague, c’est tout au plus le temps de deux albums : Screaming for Vengeance et Defenders of the Faith. Les précédents sont beaucoup plus marqués hard-rock, évoluant dans le sillage d’un Motörhead. Quant au suivant… c’est celui qui nous intéresse aujourd’hui. Turbo. Qui a failli coûter la vie au groupe.


En 1986 Judas Priest est au faîte de sa gloire, suite à deux albums très similaires – chose inédite depuis leur fracassant premier opus (car pour être tout à fait à part dans leur discographie Rock Rolla n’en est pas moins excellent). La suite logique de Defenders of the Faith serait une trajectoire à la Maiden post-Powerslave, c’est à dire une musique se complexifiant de plus en plus pour poser les jalons du prog-metal. Problème : en bons cousins de Mötörhead, Halford, Downing et Tilton ont toujours préféré la rage brute aux enluminures (ce n’est pas par hasard qu’ils finiront par enregistrer Painkiller, album inconcevable de la part de n’importe quel véritable groupe de la NWOBHM). C’en est presque comique : l’imaginaire collectif des détracteurs du metal fait à Judas Priest le procès d’une musique archi-progressive et sophistiquée jusqu’à la boursouflure… qu’il n’a jamais jouée ! Bref : quelles directions leur reste t’il ? La new-wave ? Halford n’a jamais détesté ce courant ambigu, d’autant qu’un groupe comme Sisters Of Mercy prouve à l’époque qu’on peut jouer de la new-wave sans pour autant renier une certaine sauvagerie. Las : si tout le monde est d’accord pour casser le cycle entamé en 1981, personne n’est d’accord sur la direction à prendre. D’autant qu’au sein du groupe… d’aucuns lorgnent vers le glam-metal américain ! Autant dire : l’ennemi hériditaire. C’est là que l’histoire du metal de l’époque est passionnante, car elle contient en germe toute la porosité définissant tout courant musical qui se respecte. Au-delà des querelles d’ « esthètes », quasiment rien ne séparait tous ces gens qui passèrent pourtant beaucoup de temps à s'insulter par interviews interposées. Peu de musiciens heavy détestaient les glammers, peu de glammers détestaient les tenants du thrash de la Bay Area, quant au mélange des trois il a donné le grunge… dont les premiers dépositaires étaient presque tous issus de la scène glam-metal californienne publiquement honnie dès que les caméras s’approchaient. Symboles de cette consanguinité non assumée : Pantera, bien sûr, pur groupe glam qui prendra la révolution thrash en marche en faisant tout pour faire oublier un douloureux passé et un album, Power Metal, fort mal nommé ; ou encore Pearl Jam, dont le germe Mother Love Bone évoque plus souvent Guns N’Roses que les Pixies. Bref.

Fort logiquement Turbo sera à l’image d’un groupe ne sachant absolument pas où il va et, dans le doute, décidant d’aller partout à la fois. Sauf, pas de bol, là où veulent aller ses fans. Qui principalement amassés en surfant la vague NWOBHM n’ont pas grand chose à secouer des envies de changement de leurs idoles, ne connaissent d’ailleurs pas grand chose de leur passé et attendent un album dans la lignée des derniers opus d’Iron Maiden. Autant vous dire qu’ils en seront pour leurs frais : Turbo réussira à l’époque la double performance d’être à la fois le plus gros succès du groupe et l’album le plus détesté de sa base. Il suffit d’écouter « Turbo Lover », morceau sonnant comme des Sisters Of Mercy à peine plus heavy que les vraies, pour prendre conscience de l’électrochoc provoqué par un tel disque. Rendez-vous compte ma p’tite dame : c’est tout pourri de synthés. Pour donner une idée à ceux qui n’auraient jamais songé à jeter une oreille sur ce curieux objet, ça ressemble un peu au One Second de Paradise Lost avec dix années d’avance, en plus dur certes… mais aussi en bien plus synthétique. Quand on sait qu’One Second est sans doute le disque de metal le plus décrié de tous les temps… on devine sans peine ce que les pauvres Judas Priest ont essuyé comme sarcasmes, d’autant qu’ils ont eu la très mauvaise idée de changer de look pile à cette époque.

Et pourtant Turbo n’est pas un mauvais album, il contient même certains moments tout à fait excellents, comme « Rock You All Around the World », morceau hard tout à fait efficace et entraînant qui n’aurait pas dépareillé sur un album de… Kiss. Tout est dit ou presque avec ce décalage : l’ensemble du disque est placé sous le signe du cul entre deux chaises, lorgnant à la fois vers un hard-rock plus jovial et moins crispé que celui des précédents disques (« Parental Guidance » et « Private Property » proposant même, horreur : des mélodies joyeuses !), et un metal lourd et martial typiquement dans la lignée du Priest des années 70 (particulièrement réussi sur « Reckless » - dont on ne s’étonnera pas qu’il soit le seul classique du groupe issu de son millésime 86). Ajoutez à cela une espèce de pièce montée (absolument horrible, du reste) mélangeant prog-metal, space-rock et glam à la Warrant…

(hum…oui je sais : Warrant et horrible dans la même phrase est une formule pléonastique, mais s’il vous plaît pensez aussi que tous les lecteurs du Golb ne connaissent pas Warrant – les bienheureux !)

Bon. A présent tombons le masque une seconde : il va sans dire que je ne suis pas le plus grand fan de Judas Priest de la planète. J’ai tous leurs albums mais ça ne veut rien dire, je ne les écoute que rarement, Painkiller mis à part. Néanmoins j’ai une certaine sympathie pour le parcours de ce groupe souvent mal compris, et comme j’ai un penchant naturel pour les cause perdues… oui, j’avoue avoir écrit cet article avec un certain plaisir. Considérant que c'était surtout une bonne occasion de parler du Priest, plutôt que d'un album ne comptant clairement pas parmi ses meilleurs. Mais que voulez-vous ? Depuis que je fréquente certains blogueurs musicaux, je fais face à une telle concurrence en matière de snobisme que je n’ai d’autre choix pour survivre que d’entrer en dissidence. Au moins, là… on ne me dira pas que mes choix sont consensuels.

Maintenant, question : est-ce que cette somme sur Judas Priest intéresse vraiment quelqu’un… ?!


Turbo 
Judas Priest | CBS, 1986