dimanche 2 mars 2008

Wilkie Collins - Question d'universalité...

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Amis amateur de polar, si tu ne connais pas Wilkie Collins il est encore temps de combler cette horrible lacune et de te jeter commme la faim sur le pauvre monde sur le chef-d’oeuvre de cet auteur victorien encore trop peu connu en France : The Woman in White, roman de 1860 qui va tout simplement révolutionner l’esthétique de la littérature populaire de l’époque. Si l’on a tendance parfois à faire hâtivement de ce livre l’inventeur du roman policier, on lui doit en revanche assurément la conception d’un de ses courants parmi les plus populaires : le fameux whudunit cher à Agathe Christie, P.D. James et nombre de Grandes Dames du Crime plus ou moins autoproclamées. On parlera pour faire court de roman policier traditionnel (soit donc avant la révolution esthétique du roman noir et la révolution théorique de Boileau & Narcejac). Là où le cas Wilkie Collins est extrêmement intéressant, c’est qu’il pratique le whudunit de manière bien plus riche et complexe que ses héritiers (ou héritières), proposant une littérature feuilletonesque extrêmement réactive par rapport à l’actualité ou aux émotions de l’époque quand précisément, les tenants du whudunit tel qu’on le connaît aujourd’hui font de l’intemporalité de leurs textes leur principal argument (même chez les meilleurs : on admettra que Miss Marple, à un ou deux détails prêts, pourrait exister à n’importe quel siècle... d'ailleurs les as du whudunit contemporain sont pour la plupart des auteurs de polars historiques). Pourvu de plus d’un talent d’écriture remarquable, Wilkie Collins réussit par conséquent à tenir l’équilibre délicat entre des exigences artistiques (voire sociétales) profondes et un désir de produire une œuvre de pure divertissement… ce qui fait qu’on est finalement pas trop surpris d’y voir une parenté indirecte avec… Daphné Du Maurier, bien sûr. Ceux qui aiment l’une pourront difficilement résister aux charmes de l’autre.

Une longue intro générative, tiens donc, c’est pas son habitude – se diront certains. Effectivement. Expliquons-nous : The Black Robe n’est pas le meilleur livre de Wilkie Collins. Il est même assez dispensable, d’où la présentation d’un auteur auquel je m’en serais voulu de porter préjudice pour sa première évocation dans ces pages. Ceci explique cela.
 
Sur le papier The Black Robe est un roman policier tout à fait honnête, et classique. Sa principale qualité étant une écriture étonnamment contemporaine, à tel point qu’à côté ce serait plutôt Elizabeth George qui donnerait l’impression de s’être échappée d’une autre époque. Le style est vif, les portraits cruels et tout à fait dickensiens (Dickens étant d’ailleurs lui-même le fan number one de Wilkie Collins) et l’intrigue, sombre histoire de manipulation morale, évoque un compromis assez curieux entre Les Liaisons dangereuses et les premiers Mr Ripley. Plutôt séduisant, donc, d’autant que le sinistre Comte Frosco s’avère un personnage complexe et ambigu comme on en voit peu dans la littérature victorienne.
 
Le problème de ce livre n’en est pas vraiment un, ou plutôt disons que ce n’est pas à proprement dire un défaut : c’est un roman à thèse(s). Ca n’a rien de condamnable en soi (Zola en a fait de merveilleux), seulement lorsque les thèses en question concernent une époque spécifique et, le cas échéant, une actualité précise de l’époque en question… cela nuit forcément à la compréhension du lecteur de manière considérable. On me répondra que les livres ont été écrits à l’époque où ils ont été écrits, et l’argument paraîtra tout à fait recevable… sauf que pas complètement. Sans quoi, on ne dirait pas des plus grands chefs-d’œuvre que leur qualité principale est d’être intemporels et/ou universels. Reprocher à Wilkie Collins d’utiliser des structures narratives éculées au regard de tout ce qui a suivi depuis en matière de roman policier, ça, ok, ce serait une ânerie : un auteur porte déjà la somme de tout ce qui a été écrit avant lui, si en plus il devait se préoccuper de ce qui se fera après sa mort…l e pauvre ! Reprocherait-on à la musique des Beatles de manquer de samples ?
 
Cependant il y a une différence notable entre une œuvre trop marquée par son époque et une œuvre démodée (dernier concept dont je suis le premier à dire qu’il est inepte). The Black Robe, tout comme nombre des Scènes de la Vie Politique de Balzac, entre dans cette première catégorie, puisque reposant presqu’entièrement sur la double critique de la législation sur le mariage faisant débat cette année-là, et un aspect pamphlétaire anti-jésuite dont les tenants et aboutissants échappent évidemment complètement au lecteur de 2008 – sauf à considérer qu’il ait une connaissance profonde de l’agitation socio-politique en Angleterre en 1880-81. Autant vous dire qu’à part quelques thésards et spécialistes du sujet, pas grand monde ne serait à même de détenir toutes les clés du bouquin, je le dis d’autant plus modestement que bien qu’ayant longuement étudié l’époque victorienne je n’ai pas saisi toutes les allusions politiques du livre (loin de là).
 
Ceci ne le rend évidemment pas mauvais : The Black Robe peut-être lu comme un roman policier lambda, bien fichu et n’ayant pas à rougir de la comparaison avec nombre de polars contemporains. En revanche il perd une bonne part de son sens pour le lecteur d'aujourd'hui et s’avère au final perméable à toute notion d’universalité. C’est regrettable, mais précisons tout de même que c’est un trait commun à la plupart des romans de Wilkie Collins publiés vers la fin de vie (il est mort en 1890). Les premiers, ceux des années 1850 et les chefs-d’œuvre des années 1860, ne souffrent pas du tout de ce changement d’orientation plus politique que littéraire.
 
Et, par le fait, vous sont plus que chaudement recommandés.


The Black Robe [La Robe Noire] 
William Wilkie Collins | Pockets & Classics, 1881