vendredi 4 avril 2008

Voyage au bout de l'Enfer

[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°82]
The Downward Spiral - Nine Inch Nails (1994)

Attention. Eloignez-vous du bord : le Diable se promène aux alentours. Rien moins.
 
Officiellement, le bouffon Manson est l'Antéchrist depuis 1996. Mais depuis bien avant les véritables esthètes savent que le Diable s'appelle Trent Reznor. Qu'il est pourvu d'un visage d'ange ne laissant rien supposer de sa condition maléfique et qu'il mène l'un des collectifs les plus fascinants de son temps - Nine Inch Nails. Groupe dont l'intégrité et la radicalité ne sont plus à prouver et qui sortit, raconte-t'on, les musiques industrielles du ghetto. Ce qui est vrai. Mais particulièrement réducteur. Car s'il y a bien une chose qu'on a un peu trop souvent tendance à faire avec Reznor, c'est le restreindre à sa seule musique. Or Nine Inch Nails n'est pas uniquement un groupe (en est-ce même un tout petit peu un ?) mais un concept. Une esthétique. Quelque chose de tout à fait particulier. Chaque fois que j'entends quelqu'un se plaindre que le dernier Nine Inch Nails n'invente plus rien... j'ai envie de l'étrangler. Déjà parce que ce n'est pas vrai, et que le dernier opus en date (Ghost I-IV, voir chez Simon pour plus d'infos) le prouve de manière admirable. Ensuite parce qu'entre nous...Radiohead a t'il inventé tant de trucs que ça depuis Kid A ? Bien sûr que non : il a innové formellement parlant et développe depuis une esthétique qui s'étend album après album. Il en va exactement de même pour Nine Inch Nails. Le problème étant que sur la ligne de départ Reznor a été tellement révolutionnaire du strict point de vue musical que les pistes en ont été de suite (et sans doute irrémédiablement) brouillées.

 
Après avoir conféré du sens à l'agression industrielle façon Ministry sur son premier et incontournable album (Pretty Hate Machine), après avoir offert ses lettres de noblesses à l'electro-hardcore sur l'EP Broken (que certains vont jusqu'à voir comme un album à part entière tant il est cohérent) Trent Reznor revenait donc en 1994 avec sous le bras un de ces chefs-d'œuvre comme on en entend qu'un ou deux par décennie : The Downward Spiral. Si l'on voulait résumer les années 90 on pourrait d'ailleurs tout à fait se contenter de The Downward Spiral associé à Nevermind. Les deux plus grands disques de leur temps. Qui tous deux transcendèrent les époques, les genres, les étiquettes et les publics. Ce n'est pas la moindre des performances pour Reznor que d'avoir fait adorer à des métalleux un disque aussi influencé par Cure et Joy Division ! Pas rien non plus, d'avoir ainsi réussi un improbable crossover entre l'amateur de rock, le fan d'electro et ma mère. Qui (on s'en sera douté) ignore un peu ce raconte cette chanson qu'elle adore - « Piggy ».  
 
Car c'est d'un concept-album qu'il s'agit, même si depuis le temps tout le monde l'a oublié. Qui s'ouvre sur l'ultra-violent « Mr Self Destruct » - histoire de nous mettre dans l'ambiance. Voyage au bout de l'Enfer, The Downward Spiral propose ni plus ni moins d'explorer les tréfonds de l'âme humaine, d'affronter la part d'ombre sommeillant (ou non) en chacun de nous. Une espèce d'antithèse d'Electronic Ladyland au postulat laissant sur le papier craindre le pire... et qui s'avère remarquablement mis en scène, comme si les Chants de Maldoror avaient été revisités par Suicide. Le romantisme y est sale, le sexe brutal. Dieu est mort et tout le monde s'en fout, d'ailleurs tout le monde se fout de tout et c'est le désespoir qui mène la cadence. S'il y a quelque chose au-delà de la noirceur, s'il est quelque chose de plus extrême que le nihilisme... il se nomme Downard Spiral.
 
Vous qui entrez ici... on connaît la suite. Et de cette suite Reznor donne la plus parfaite (et terrifiante) illustration. Egrenant ici une perle jazzy vicieuse (« Piggy », donc). Lâchant là un tube funky aux paroles explicites (I want to feed you from the inside, sur « Closer »). Défilant sa petite galerie des atrocités (bah tiens) sous l'ombre tutélaire du Low de Bowie et signant une tétralogie secrète au cœur de son œuvre : « Heresy » / « Ruiner » / « Eraser » / « Reptile ». Les quatre pierres angulaires du disque, monuments electro-trash dopés à la haine de soi...
 
Oh my beautiful Liar
Oh my precious whore
My disease, my infection
I am so IMPURE
 
... tout est dit. La revolution musicale est belle et bien en marche, le travail sonique est impressionnant (« The Becoming » et la partition impressionnate d'Adrian Belew, « The Downward Spiral »), et au demeurant bien plus organique et charnel qu'on a bien voulu le dire... mais sans le fond, la forme ne serait rien. Cela vaut pour la grande majorité des œuvres. C'est encore plus vraie pour celle-ci. Libéré de tout concept et de toute démarche esthétique, « Big Man with a Big Gun » ne serait qu'un magma bruitiste parmi d'autres, que rien de différencierait de ceux (par exemple) d'Atari Teenage Riot. Placé au centre de la spirale il devient une apothéose de violence, de haine, d'abandon. Shoot Shoot Shoot - puisqu'il ne reste plus que cela.
 
Il en va de même pour chaque titre. « I Do Not Want This » est quasi incompréhensible pour quiconque ignore que l'ensemble de l'album est bâti sur le mode du monologue intérieur. « Hurt » n'est pas une chanson sur l'addiction, comme se plaisent à le dire ceux qui l'ont découverte via Johnny Cash. Mais l'aboutissement de l'œuvre. Le double négatif du « Mr Self Destruct » qui servait d'ouverture. Aussi apaisée et lumineuse que « MSD » était torturé et violent. Et tressée, bien entendu, autour du même thème de l'autodestruction, de la désagrégation, de l'anéantissement de l'être. Une petite merveille, musicalement sublime et littérairement impressionnante - avec non pas une non pas deux mais trois entrées.

I hurt myself today
To see if I still feel
I focus on the pain
The only thing that's real
The needle tears a hole
The old familiar sting
Try to kill it all away
But I remember everything

What have I become?
My sweetest friend
Everyone I know
Goes away in the end
You could have it all
My empire of dirt
I will let you down
I will make you hurt

I wear this crown of shit
Upon my liar's chair
Full of broken thoughts
I cannot repair
Beneath the stains of time
The feelings disappear
You are someone else
I am still right here

What have I become?
My sweetest friend
Everyone I know
Goes away in the end

You could have it all
My empire of dirt
I will let you down
I will make you hurt
If I could start again
A million miles away
I would keep myself
I would find a way

 
La part d'ombre enfin vaincue ? Sans doute pas. Mais la fin du voyage. Et l'aube, enfin.
 
Alors, Diable, Reznor ? Que nenni : humain. Trop humain.
 
 
Trois autres disques pour découvrir Nine Inch Nails :
 
Pretty Hate Machine (1989)
The Fragile (1999)
Year Zero (2007)