[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°12]
Dorian - Will Self (2002)
Vous le savez sans doute déjà tous : Will Self et moi, c'est pour la vie. Je ne manque jamais une bonne occasion de chanter les louanges de celui qui est peut-être à l'heure actuelle le plus grand écrivain anglais vivant. Et je vous renvoie, pour plus ample informé, à ces billets plus enthousiastes les uns que les autres sur Cock & Bull , How the Dead Live et plus récemment The Book of Dave . Et j'en profite pour informer les amateurs de l'auteur que The Butt , son nouveau roman, est sorti la semaine dernière. Et j'affirme ici que Dorian est son chef-d'œuvre. Un chef-d'œuvre tout court en fait. Peut-être bien (à ce jour) le meilleur livre de la décennie qui s'achève.
J'ai découvert Will Self quand j'étais étudiant. Ce qui est amusant à plus d'un titre. D'abord parce que Will Self n'a rien, mais alors rien du tout d'un auteur académique. Ensuite parce que je l'ai découvert non pas dans le cadre d'un cours, mais dans celui d'un mémoire consacré à l'Angleterre de l'immédiat après Thatcher - plus précisément : à l'explosion culturelle qui a accompagné ce quasi changement de régime. Celle qui mit en scelle (bien sûr) la britpop ; ainsi que Will Self, écrivain résolument rock'n'roll qui après quelques exactions plutôt confidentielles publia à cette époque un recueil de nouvelles destiné à devenir une œuvre culte : The Quantity Theory of Insanity. Rien que le titre ça fait saliver - pas vrai ?
C'était à la fin des années 90 (mes études, pas le livre) et ce qui rend les choses encore plus amusantes c'est qu'évidemment j'ignorais que Self s'apprêtait justement à sortir une somme aussi complète que fascinante sur cette époque du post-thatcherisme.
Il s'agissait bien sûr de Dorian.
Là, normalement, vous vous dites que ce mec est complètement barge. C'est un fait : Will Self n'a pas toute sa tête. Mais il a toute sa plume - ce qui est amplement suffisant. Et dans le genre prise de risque... ça se pose là ! Songez donc que certains critiques britons allèrent jusqu'à le traiter d'hérétisie. Parce que du côté de chez la Reine, on ne rigole pas trop avec les monuments nationaux. Et on a bien raison. N'importe qui ne peut pas se livrer à ce genre d'extravagance. Tout le monde ne s'appelle pas Will Self et nos amis anglais ne connaissent pas leur bonheur - chez nous le seul truc qu'on a eu dans le genre c'était Didier Decoin revisitant Les Misérables pour TF1.
Du Dorian Gray original, Will Self n'a gardé que l'essentiel : le pitch de base (et encore) et le trio de protagonistes. Soit donc Lord Henry le dandy mélancolique, Basil l'artiste plus ou moins raté (ici devenu vidéaste) et, évidemment, Dorian Gray. Qui est toujours d'une beauté radieuse et d'une sexualité ambiguë et qui aspire toujours à la jeunesse éternelle. Comme dans la partition originelle il donne son titre au livre tout en en étant pas réellement le personnage clé, la principale différence étant que vingtième siècle oblige il troque son propre vieillissement non pas contre un tableau mais contre celui de l'installation qui l'immortalise. Autre différence notable : si la trame du Dorian Gray de 1891 ne va pas beaucoup plus loin celle du millésime 2002 ne fait alors que commencer.
Dorian, récit de la décrépitude d'une génération ? On en est pas loin, même si l'ensemble est trop fantasque, trop surréaliste pour aspirer à une vraisemblance parfaite. Il n'empêche : dans ce roman porté par un style unique au monde, plus sombre et plus sinueux que ses autres livres, Will Self brosse un portrait aussi baroque que cruel des années 80-90. Une première décennie en ampères, interminable party où sex, drugs & electro'n'roll mènent une danse forcément endiablée. Euphorie créative, underground roi et partouzes glam. Puis une seconde décennie. Désespérée et désespérante, party aussi mais rave celle-ci, décharnélisée et anxiogène. Sida, chômage. L'humour qui devient rire jaune. Après la fête : la gueule de bois. Dénouement évident qui n'en reste pas moins tragique.
« ... il y avait une concordance particulière entre l'année où notre histoire commence, 1981, et celle de la construction de la maison, 1881, une similitude étonnante entre les époques - un gouvernement à la fois réactionnaire et progressiste, une monarchie enlisée dans sa crise de succession, une récession économique soudaine et amère... »
Aussi curieux que cela puisse paraître tout le roman ou presque est déjà contenu dans son incipit. Concordance en est le maître mot. D'une fin de siècle à l'autre, d'une décadence à l'autre, Will Self tire des conclusions troublantes à partir de l'étude de mœurs à laquelle il se livre depuis ses débuts dans les années 80. Les angoisses de fin de siècle, finalement, sont toutes les mêmes. Nombreux sont les critiques littéraires à l'avoir noté, qui relient (souvent de manière très abusive) les Houellebecq aux Huysmans, les désenchantés (litote) d'aujourd'hui aux décadents d'hier.
Will Self, avec son don pour la satire corrosive, son écriture pétaradante, et cette punkitude qui lui colle aux basques... Will Self, lui, l'a prouvé.
Trois autres livres pour découvrir Will Self :
Cock & Bull (1992)
How the Dead Live (2000)
The Book of Dave (2007)