Théoriquement tout groupe publiant un double live après seulement deux albums devrait mériter le bûcher. Comment peut-on faire preuve d'une telle inconséquence / prétention / mégalomanie / bêtise - prière de rayer les mentions inutiles ? Seulement voilà... : Eiffel n'est pas le premier groupe venu. Ou plutôt il ne l'est plus depuis Les Yeux fermés.
Jusqu'alors beaucoup les tenaient déjà à l'œil. Les plus âgés (ou cultivés) se souvenaient avec émotion du très bon album d'Oobik & The Pucks (le premier groupe de Romain Humeau) lorsqu'a paru Abricotine - remarquable debut du groupe. Un album inégal, sans aucun doute surproduit, accompagné début 2001 d'une hype sans précédent dans nos contrées peu rock'n'roll. Ça tombait plutôt bien : « Hype » était justement le titre du meilleur titre de l'opus, vertigineux mille-feuille heavy-pop dont peu se sont lassés des années après. Après cela il avait fallu confirmer - et Eiffel n'avait pas manqué de le faire. Aussi rock et abrasif qu'Abricotine était pop et catchy, Le ¼ d'heure des ahuris (2002) avait achevé de mettre d'accord à peu près tout le monde : Eiffel était un futur grand nom de la scène française. Ne restait plus qu'à publier un grand disque qui ferait rendre les armes aux derniers sceptiques. Certains considèreront sans doute que Tandoori (encensé l'an passé dans ces pages) a rempli ce rôle à la perfection. Soit : c'est un disque majeur. Sauf que c'est le second indispensable d'Eiffel, après ce double album absolument irréprochable. Eh oui - vous avez bien lu : Eiffel a réussi la performance unique à ce jour de publier un grand live avant de publier un grand album studio.
Commençons donc par le commencement, avec un premier volet survolté et rageur comme toute bonne prestation d'Eiffel. Quiconque a déjà vu le groupe sur scène sait qu'il y perd toute retenue et se refuse rarement à bousculer le train train de set-lists rigides (trop) chères à une grande majorité de groupes. Si le son des deux premiers albums peut sembler parfois un brin policé (surtout le premier), Eiffel en live se change généralement en machine de guerre implacable et délivre des prestations réellement rock'n'roll, intenses et sans filet. Le premier CD des Yeux fermés est le reflet quasi parfait de cela. Entre une « Hype » surpuissante et une « Douce adolescence » se métamorphosant à mi-chemin en jam 70's, difficile de ne pas succomber. D'autant que les chansons les plus pêchues de la clique Humeau ont de faux airs d'hymnes : « Inverse-moi », « Te revoir » ou « Versailles » sont autant de pépites au romantisme adolescent irrésistible (à la condition sine qua non toutefois d'être romantique et d'avoir un jour été adolescent - soit). A la limite du metal par instants (« Il pleut des cordes », « OFF »), le groupe fait saigner les amplis (et sans doute quelques oreilles) le temps d'une prestation urgente et nerveuse dont le meilleur moment reste sans conteste la stoogissime « Sombre ». Incendiaire ? Le mot est lâché.
Loin d'être un vulgaire gadget marketing, le second CD est pour sa part le résultats de concerts dits spéciaux, ce qui ne veut bien entendu strictement rien dire (à croire que le groupe a eu peur de l'expression concerts expérimentaux). Intéressé depuis longtemps par les instruments à vents (dont il s'était occupé sur le Des visages Des figures de Noir Désir), Romain Humeau y laisse libre court à des tentatives toujours bienvenues de conjugaisons impossibles entre le rock et le violoncelle, le rock et le hautbois...etc.
Nul doute que la dernière phrase en aura fait pâlir certains - que tout le monde se rassure : on est loin, très loin des horreurs symphonico-diarrhéeuses façon Deep Purple rencontre l'Orchestre Philharmonique de Saint-Quentin-en-Yvelines (tiens... ça faisait longtemps que je n'avais pas ressorti cette vieille marotte...). Il s'agit avant tout d'une authentique recherche créative, un travail de réécriture accompagnant le cas échéant les nouvelles orchestrations (tant pis si on se dit que « Sombre » aurait pu donner dopée par cinq violons et huit cornemuses - je plaisante bien entendu). Les morceaux en sortent pour la plupart grandis, à commencer par le mini-tube « Tu vois loin », ici livré dans une version lumineuse. Ailleurs les reprises se taillent la part du lion, ici un « Plat pays » particulièrement émouvant, là des « Écorchés » encore plus décharnés que la version noirdezienne de 89. Mais le summum de ce disque demeure ses deux pièces centrales : « Les Yeux fermés » (évidemment), déjà présente sur le premier cd, est d'une beauté et d'une légèreté à couper le souffle. Plus personne ne pourrait décemment avoir envie de réécouter ses autres versions après celle-ci. Quant à « Je voudrais pas crever »... que dire ? Sur Abricotine, l'adaptation façon années folles du plus beau texte de Vian était déjà exceptionnelle. Sur Les Yeux fermés... elle est juste à tomber par terre.
Bien sûr il y aura toujours un ou deux aigris pour se plaindre que certains morceaux soient présents sur les deux cds. Ceux-là n'ont rien compris : il s'agit dans le fond de deux albums distincts vendus pour le prix d'un. Ceci posé vous trouverez toujours un Chtif pour venir vous faire chier en prétendant que Romain Humeau ne fait que singer Bertrand Cantat. Absurde. Leurs tessitures de voix respectives peuvent se ressembler, c'est vrai... mais une minute d'écoute de cet album suffit à confirmer si besoin qu'Eiffel est un grand groupe ne devant rien à personne, développant son propre univers avec un indéniable talent.
Et donc...on leur dit quoi, aux chtifs ?...
👍👍👍 Les Yeux fermés
Eiffel | Labels, 2004