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Que peut donc bien valoir Tindersticks en 2008 – et qui cela peut-il bien intéresser ?
Telles sont les questions qu’on se pose inévitablement au moment de glisser The Hungry Saw sur la platine, tant ce disque semble évadé d’une quelconque faille spatio-temporelle. Déjà à ses débuts Tindersticks donnait l’impression de débarquer d’un monde parallèle, hors du temps de l’espace ou des modes, hors de tout – en fait. À l’heure où l’Angleterre se libérait enfin du thatcherisme et célébrait ce tout nouveau vent de liberté au son de la britpop la plus festive (ces Parklife, ces Some Might Say, ces Common People si intimement liés à l’époque...) Tindersticks débarquait avec trois albums aussi incontournables que lents, tourmentés, austères et résolument plus américains qu’anglais. Leur chanteur sonnait comme un compromis parfait entre un Nick Cave sous Prozac et un Leonard Cohen énervé ; leur musique réussissait la prouesse d’être tout à la fois ascétique et luxuriante, épurée tout en lorgnant régulièrement vers le symphonique. Certains parlèrent alors de pop de chambre, on n’a jamais su si c’était un jeu de mots nul où une formule alambiquée – peu importe : les Tindersticks ne riaient que quand il se brûlaient. Il sembla donc évident pour tout le monde qu’il s’agissait d’un grand groupe. Qui, en effet, publia l’un des plus beaux albums de l’époque : Curtains, en 1997. Curtains et sa tristesse déchirante mais digne, Curtains et ses mélodies majestueuses, ses "Don’t Look Down" et ses "Let’s Pretend". Curtains et son romantisme keatsien qui soudain sortait la chanson d’amour de l’ornière post-ado dans laquelle une décennie de rock dur l’avait enfermée. Qui n’a pas aimé Curtains, sincèrement ?
Que pouvait faire le groupe après Curtains sinon s’enliser et essayer du mieux possible de survivre à ce succès ? Signé aussi sec par une major le temps d’un album (Simple Pleasures) pas si raté qu’on a bien voulu le dire, Tindersticks a suivi une trajectoire étrange, comme si chaque disque le voyait un peu plus s’éloigner des feux de la rampe. Sur l’attachant Can Our Love… (2001), la magie n’opérait plus que par intermittence, les titres traînaient en longueur (six minutes ici, huit par-là). D’austère, la voix était devenue affectée. Et la B.O. de Trouble Every Day, sortie au même moment, s’avérait infiniment meilleure que l’album officiel. Même punition deux ans plus tard avec Waiting for the Moon, album plus lumineux, plus concis, mais par trop inabouti pour convaincre totalement. Après ? Cinq années de silence, durant lesquelles Stuart Staples s’offrit deux saillies folk rugueuses tellement convaincantes que certains se mirent à craindre la fin du groupe.
En 2008 et alors que le revival rock’n'roll déferle sur le monde, que quatre-vint-dix pourcent des groupes sonnent garage et débraillés et qu’on les fait désormais signer au sortir du bac à sable, les quadra languides de Tindersticks sonnent plus décalés que jamais. Est-ce une des raisons pour lesquelles le charme de The Hungry Saw opère presque instantanément ? En creux, par rapport aux modes de l’époque – exactement comme Curtains il y a dix ans ? Il y a sans aucun doute de cela ; mais il y a aussi quelque chose au-delà de la séduction inhérente à tout projet nageant à contre-courant.
Car The Hungry Saw est un disque paradoxal, en cela qu’il est à la fois en tout point identique et radicalement différent de ses précésseurs. La première écoute ne prête guère à l’erreur d’interprétation : « Ouais bon, c’est du Tindersticks ». Difficile de vendre la révolution chez un groupe dont on savait déjà au bout de deux singles qu’il n’allait pas beaucoup se renouveler au cours de sa carrière. "The Other Side of the World" aurait sans problème pu figurer sur le premier album éponyme, que ce soit son petit gimmick de piano ou sa mélodie à la Lee Hazzlewood… seulement il y a bel et bien quelque chose de différent, sur cet album. Quelque chose qui a changé, en profondeur. Il n’est jamais déprimant. Il n’est même jamais vraiment noir. À l’image d’une intro instrumentale tout à la fois mélancolique et légère, The Hungry Saw cultive les demi-teintes, les faux-semblants. Soit : on ne s’y roule pas par terre de rire. De là à qualifier cette musique de joviale il y a une marge que l’on ne franchira pas (en tout cas : pas avec cet album). Néanmoins l’état d’esprit a changé, ce n’est pas obligatoirement perceptible d’entrée de jeu mais Tindersticks retrouve ici une chaleur, une humanité qui avaient fini par disparaître à force d’être noyée sous des arrangements ronflants et une fuite en avant dans la noirceur. Par bien des aspects The Hungry Saw est moins ambitieux qu’un Can Our Love… mais il dégage une sensualité puissante, une énergie retrouvée. Qui n’aboutit certes pas à un disque énergique mais se fait clairement sentir sur "Yesterdays Tomorrows", titre groovy et vénéneux que viennent illuminer des cuivres évadés de chez Calexico. La voix toujours aussi habitée de Stuart Staples en sort grandie, qui n’avait plus sonné aussi sexy depuis des lustres.
Bien sûr le groupe n’a pas renoncé à la torpeur, et "Mother Dear" (au hasard) n’est rien d’autre qu’un de ces morceaux traînant, cohenissimes, dont seul Tindersticks a le secret. Mais l’album est si aéré qu’au lieu de l’alourdir ces passages crépusculaires le mettent systématiquement en perspective. Les demi-teintes, encore et toujours : oublié le rock-lounge frigide qui plombait trop souvent les deux disques précédents. À défaut d’avoir repris des couleurs la musique de Tindersticks est bien plus charnelle ("The Hungry Saw"), apaisée ("The Flicker of a Little Girl") que par le passé. Sans rien perdre ni de ses vertus hypnotiques ("All the Love"), ni de son romantisme ("The Turns We Took"), ni de sa luxuriance ("E-Type"). L’album n’est pas exempt d’une petite faute de goût (le break "The Organist Entertains" sonne comme du mauvais Yann Tiersen – non : ceci n’est pas un pléonasme), mais l’ensemble est de si haute tenue qu’à la question inaugurale, « Que vaut Tindersticks en 2008 ? », on sera tenté répondre : beaucoup plus qu’en 2000, si ce n’est presqu’autant qu’en 1997. Un grand disque, The Hungry Saw ? Le temps dira si ses chansons parviennent à s’installer sur la durée.
Mais un des meilleurs du moment, ça, aucun doute là-dessus.
Que peut donc bien valoir Tindersticks en 2008 – et qui cela peut-il bien intéresser ?
Telles sont les questions qu’on se pose inévitablement au moment de glisser The Hungry Saw sur la platine, tant ce disque semble évadé d’une quelconque faille spatio-temporelle. Déjà à ses débuts Tindersticks donnait l’impression de débarquer d’un monde parallèle, hors du temps de l’espace ou des modes, hors de tout – en fait. À l’heure où l’Angleterre se libérait enfin du thatcherisme et célébrait ce tout nouveau vent de liberté au son de la britpop la plus festive (ces Parklife, ces Some Might Say, ces Common People si intimement liés à l’époque...) Tindersticks débarquait avec trois albums aussi incontournables que lents, tourmentés, austères et résolument plus américains qu’anglais. Leur chanteur sonnait comme un compromis parfait entre un Nick Cave sous Prozac et un Leonard Cohen énervé ; leur musique réussissait la prouesse d’être tout à la fois ascétique et luxuriante, épurée tout en lorgnant régulièrement vers le symphonique. Certains parlèrent alors de pop de chambre, on n’a jamais su si c’était un jeu de mots nul où une formule alambiquée – peu importe : les Tindersticks ne riaient que quand il se brûlaient. Il sembla donc évident pour tout le monde qu’il s’agissait d’un grand groupe. Qui, en effet, publia l’un des plus beaux albums de l’époque : Curtains, en 1997. Curtains et sa tristesse déchirante mais digne, Curtains et ses mélodies majestueuses, ses "Don’t Look Down" et ses "Let’s Pretend". Curtains et son romantisme keatsien qui soudain sortait la chanson d’amour de l’ornière post-ado dans laquelle une décennie de rock dur l’avait enfermée. Qui n’a pas aimé Curtains, sincèrement ?
Que pouvait faire le groupe après Curtains sinon s’enliser et essayer du mieux possible de survivre à ce succès ? Signé aussi sec par une major le temps d’un album (Simple Pleasures) pas si raté qu’on a bien voulu le dire, Tindersticks a suivi une trajectoire étrange, comme si chaque disque le voyait un peu plus s’éloigner des feux de la rampe. Sur l’attachant Can Our Love… (2001), la magie n’opérait plus que par intermittence, les titres traînaient en longueur (six minutes ici, huit par-là). D’austère, la voix était devenue affectée. Et la B.O. de Trouble Every Day, sortie au même moment, s’avérait infiniment meilleure que l’album officiel. Même punition deux ans plus tard avec Waiting for the Moon, album plus lumineux, plus concis, mais par trop inabouti pour convaincre totalement. Après ? Cinq années de silence, durant lesquelles Stuart Staples s’offrit deux saillies folk rugueuses tellement convaincantes que certains se mirent à craindre la fin du groupe.
En 2008 et alors que le revival rock’n'roll déferle sur le monde, que quatre-vint-dix pourcent des groupes sonnent garage et débraillés et qu’on les fait désormais signer au sortir du bac à sable, les quadra languides de Tindersticks sonnent plus décalés que jamais. Est-ce une des raisons pour lesquelles le charme de The Hungry Saw opère presque instantanément ? En creux, par rapport aux modes de l’époque – exactement comme Curtains il y a dix ans ? Il y a sans aucun doute de cela ; mais il y a aussi quelque chose au-delà de la séduction inhérente à tout projet nageant à contre-courant.
Car The Hungry Saw est un disque paradoxal, en cela qu’il est à la fois en tout point identique et radicalement différent de ses précésseurs. La première écoute ne prête guère à l’erreur d’interprétation : « Ouais bon, c’est du Tindersticks ». Difficile de vendre la révolution chez un groupe dont on savait déjà au bout de deux singles qu’il n’allait pas beaucoup se renouveler au cours de sa carrière. "The Other Side of the World" aurait sans problème pu figurer sur le premier album éponyme, que ce soit son petit gimmick de piano ou sa mélodie à la Lee Hazzlewood… seulement il y a bel et bien quelque chose de différent, sur cet album. Quelque chose qui a changé, en profondeur. Il n’est jamais déprimant. Il n’est même jamais vraiment noir. À l’image d’une intro instrumentale tout à la fois mélancolique et légère, The Hungry Saw cultive les demi-teintes, les faux-semblants. Soit : on ne s’y roule pas par terre de rire. De là à qualifier cette musique de joviale il y a une marge que l’on ne franchira pas (en tout cas : pas avec cet album). Néanmoins l’état d’esprit a changé, ce n’est pas obligatoirement perceptible d’entrée de jeu mais Tindersticks retrouve ici une chaleur, une humanité qui avaient fini par disparaître à force d’être noyée sous des arrangements ronflants et une fuite en avant dans la noirceur. Par bien des aspects The Hungry Saw est moins ambitieux qu’un Can Our Love… mais il dégage une sensualité puissante, une énergie retrouvée. Qui n’aboutit certes pas à un disque énergique mais se fait clairement sentir sur "Yesterdays Tomorrows", titre groovy et vénéneux que viennent illuminer des cuivres évadés de chez Calexico. La voix toujours aussi habitée de Stuart Staples en sort grandie, qui n’avait plus sonné aussi sexy depuis des lustres.
Bien sûr le groupe n’a pas renoncé à la torpeur, et "Mother Dear" (au hasard) n’est rien d’autre qu’un de ces morceaux traînant, cohenissimes, dont seul Tindersticks a le secret. Mais l’album est si aéré qu’au lieu de l’alourdir ces passages crépusculaires le mettent systématiquement en perspective. Les demi-teintes, encore et toujours : oublié le rock-lounge frigide qui plombait trop souvent les deux disques précédents. À défaut d’avoir repris des couleurs la musique de Tindersticks est bien plus charnelle ("The Hungry Saw"), apaisée ("The Flicker of a Little Girl") que par le passé. Sans rien perdre ni de ses vertus hypnotiques ("All the Love"), ni de son romantisme ("The Turns We Took"), ni de sa luxuriance ("E-Type"). L’album n’est pas exempt d’une petite faute de goût (le break "The Organist Entertains" sonne comme du mauvais Yann Tiersen – non : ceci n’est pas un pléonasme), mais l’ensemble est de si haute tenue qu’à la question inaugurale, « Que vaut Tindersticks en 2008 ? », on sera tenté répondre : beaucoup plus qu’en 2000, si ce n’est presqu’autant qu’en 1997. Un grand disque, The Hungry Saw ? Le temps dira si ses chansons parviennent à s’installer sur la durée.
Mais un des meilleurs du moment, ça, aucun doute là-dessus.
👍👍 The Hungry Saw
Tindersticks | Beggars Banquet, 2008