jeudi 17 juillet 2008

La Dissolution des degrés

[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°17] 
Le Chevalier inexistant - Italo Calvino (1959)

J'avais eu seize à ma fiche de lecture sur Le Vicomte pourfendu et, galvanisé par ce succès inhabituel (j'ai passé l'intégralité de ma quatrième au fond de la classe à aimer en secret la belle Anne M. - qui se reconnaîtra) j'avais décidé de lire l'intégralité de la trilogie d'Italo Calvino - cet auteur inconnu en passe de me réconcilier avec la lecture.

Excellente idée que celle-ci : Le Baron perché me fit me plier de rire des heures durant, invraissemblable histoire que celle de ce jeune baron décidant de vivre dans les arbres et de ne plus jamais mettre un pied à terre durant X années (je ne sais plus exactement combien, n'ayant jamais relu ce livre depuis lors). On pouvait donc s'amuser en littérature, découverte fondamentale pour un adolescent qui jusqu'ici croyait (allez savoir pourquoi) qu'un chef-d'œuvre était forcément chiant, un classique forcément démodé et une œuvre de littérature incompatible avec l'acte de lecture. Ainsi à peu près à l'époque où III, de Led Zeppelin, devenait mon premier disque de vieux, Le Vicomte pourfendu et Le Baron perché devenaient-ils mes premiers livres de vieux - comprendre par-là mes premiers classiques à moi (et rien qu'à moi). Les premiers classiques que je lisais pour mon seul plaisir et non parce qu'une prof de français (au demeurant tout à fait séduisante) m'y forçait manu militari. Ah Calvino ! C'était tellement plus drôle, tellement plus fin, tellement plus inventif que ce gros lourd de Maupassant avec son idiot qui se demandait pendant tout le bouquin si peut-être par hasard son père n'aurait pas pu éventuellement tromper sa mère - et qui s'en faisait tout un drame en plus... si Calvino n'était pas passé par-là qui sait ? Peut-être en serais-je encore à croire que tous les classiques ressemblent à Pierre & Jean.

Restait à lire le troisième volet de la trilogie (dont les romans peuvent du reste être lus individuellement, c'est pur hasard si je les ai alors découverts dans l'ordre), ce Chevalier inexistant à la fascinante couverture dont on m'avait dit qu'il était de loin le meilleur des trois.

J'ai détesté.

Ou plutôt, pour être tout à fait exact : je n'ai rien compris.

Car si Le Chevalier inexistant est incontestablement le meilleur des trois (et à n'en pas douter le meilleur livre d'Italo Calvino), on avait omis de me dire qu'il était aussi le seul du lot à ne pouvoir être appréhendé par un jeune lecteur tant il en appelait à des références (les romans de chevalerie en général et la littérature du Moyen-Age en particulier) échappant à l'adolescent que j'étais alors. Je suis donc passé complètement à côté d'une œuvre esthétiquement sublime mais ne parvenant à me toucher que de manière ponctuelle. L'obsession du règlement qui constitue le principal trait de caratère d'Aguilulfe Edme Bertrandinet, par exemple, m'était complètement fermé puisque j'ignorais tout des codes régissant l'univers de la chevalerie - codes qui se trouvent au centre de ce roman parodique. Inutile de préciser que pour apprécier une parodie si grandiose soit-elle (celle-ci est exceptionnelle) il est plus que chaudement recommandé d'être un tout petit peu informé à propos de ce qu'elle tourne en dérision...

Il me fallut donc un certain nombre d'années avant d'y revenir, avant de pouvoir relire ce livre en comprenant que la particularité physique du personnage - il n'est qu'une armure vide - n'était que le pompon sur le chapeau de marin d'un roman autrement plus foisonnant, hommage irréventieux à Chrétien de Troyes, à Cervantès, à Rabelais, à tant d'autres...

... un monument de l'absurde - comme le disent tant d'analystes plus calés que moi ? C'est possible, oui - mais qu'y a t'il de si absurde dans cette histoire millimétrée, réglée comme une horloge jusque dans ses moindres détails et dans laquelle les rebondissements ne sont jamais là où on les attend ? L'impression qui se dégage du Calvino du Chevalier inexistant n'est pas celle d'un oulipiste en roue libre mais au contraire celle d'un orfèvre développant la mécanique parfaitement huilée, temporisée... d'une redoutable machine à faire rire. On pense bien plus souvent à un Jacques le Fataliste inversé qu'à un quelconque ouvrage de Raymond Queneau - quoi de plus étonnant de la part d'un auteur qui débuta son œuvre sous l'égide de l'éphémère courant « néoréaliste » ? En épurant la narration au maximum et en laissant le lecteur seul détenteur du sens, Calvino est parvenu à créer un décalage stylistique unique en son genre renforcé par le fait qu'Agilulfe se situe quelque part entre le bureaucrate de la chevalerie et le maniaque obsessionnel pur et simple. Qui y a-t-il de plus drôle et de plus efficace, pour nouer une complicité avec le lecteur, que de plonger un personnage tout entier acquis au premier degré dans un univers totalement gouverné par le second ? Pas de doute : Calvino a retenu les leçons de Cervantès et les a détournées pour mieux les dépasser. Ce faisant il a bâti une œuvre unique en son genre, linéaire en apparence et dont la complexité ne surgit qu'en creux - selon la lecture qu'on en fera. Sans doute serait-il excessif de parler de roman interactif... ?

Et pourtant...


Trois autres livres pour découvrir Italo Calvino :


Le Vicomte pourfendu (1952)
Le Baron perché (1957)
Les Villes invisibles (1972)
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