[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°18]
Risibles amours - Milan Kundera (1968)
C'était dans un restaurant au Touquet, à une époque où j'avais les moyens d'aller au restaurant. Je déjeunais innocemment (mais déjeune-t'on innocemment ? m'interroge-je à Saint-Just titre) avec ma compagne d'alors, qui depuis le début du repas n'arrêtait pas de regarder au-dessus de mon épaule. En général c'est moi qui ne fixe pas les gens dans les yeux, aussi lui ai-je demandé ce qu'il y avait de si intéressant à la table de derrière. Elle a répondu à voix mi-basse : Regarde... au fond à droite : c'est Kundera. Je me suis retourné et j'ai vu un monsieur qui déjeunait seul, le port altier et l'air absent. Il m'a paru beaucoup plus vieux que Kundera tel que je me l'imaginais, mais aucun doute : c'était bien l'immense auteur de L'Insoutenable légèreté de l'Être. Qui, appris-je plus tard, résidait plus ou moins dans la région à l'époque. Et bien que nous nous soyons retrouvés côte à côte à la sortie du restaurant je n'ai même pas osé croiser son regard... c'était il y a des années, j'étais jeune, je ne savais pas quoi lui dire... et c'est seulement des années après, en lisant ce livre-ci, que j'ai su ce que j'aurais pu éventuellement lui faire remarquer.
Mais je m'égare ! Plutôt que de raconter ma vie, je vais vous raconter le bouquin de Kundera... je plaisante - bien sûr : raconter un bouquin de Kundera c'était juste pour le plaisir de donner un superbe exemple d'antiphrase, dans la mesure où Kundera n'a jamais fait qu'une seule chose dans sa vie : du Kundera. C'est d'autant plus évident à la (re) lecture de Risibles amours, qui bien que généralement considéré comme un recueil de jeunesse (publié un an après son premier roman, La Plaisanterie, il a néanmoins été composé avant) est aussi riche, féroce et éclatant que tous les livres de l'écrivain tchèque (ou tchécoslovaque, ou français - rayez les mentions qui vous sembleront inutiles).
Comme tous les livres de Kundera, donc, celui-ci ne ressemble à aucun autre. L'écriture est unique, les histoires aussi cruelles que poignantes. L'ensemble oscille entre le Tout et du Rien : l'existentialisme et le vaudeville s'y croisent, ainsi que la poésie, la philosophie, l'érotisme, le nihilisme... le lecteur non-averti risquera peut-être de s'y perdre (moins, cela dit, que dans un roman comme L'Immortalité), incapable de démêler le génie de l'escroquerie ni la maestria de la fumisterie. Car le fait est qu'il y a un peu de tout ça dans Risibles amours. Et si aujourd'hui Kundera fait figure de dernier représentant de l'espèce (en voie d'exctinction) des grands-écrivains philosophes, ce recueil est là pour rappeler qu'avant de devenir un monsieur très sérieux à la prose pénétrée et pénétrante Milan Kundera a été un redoutable provocateur, un virtuose de la transgression aussi sulfureux qu'un Miller - mais infiniment plus subtil et vicieux.
« ... Prendre au sérieux quelque chose d'aussi peu sérieux, c'est perdre soi-même tout sérieux. »
Risibles amours s'attaque, comme son nom le laisse supposer, à l'amour et au rire, c'est-à-dire aux jeux de l'amour et du mensonge en amour. Mensonge inévitable, régénérateur souvent, destructeur parfois. Selon les individus ou les circonstances. Autant vous le dire tout de suite : ce livre devrait être précédé de la mention Déconseillé aux couples heureux d'être ensemble.
Il s'ouvre sur un texte intitulé Personne ne va rire et démarre presque comme un roman romanesque, avec des personnages, une intrigue, des dialogues ciselés. Et dans cette première partie relativement longue, en effet, tout le monde joue mais personne ne rit - sauf le lecteur. L'étau se resserre autour du narrateur-joueur, inéluctablement. Pour le lecteur, c'en est presque jubilatoire.
« ... J'expliquerai publiquement les choses comme elles se sont passées; si les êtres humains sont des être humains, ils ne pourront qu'en rire.
- Comme vous voudrez. Mais vous vous apercevrez que les êtres humains ne sont pas des êtres humains ou que vous ne saviez pas ce que sont les êtres humains. Ils ne riront pas. »
Après quoi les choses se corsent : on retrouve le Kundera que l'on connaît et que l'on aime (ou que l'on déteste, selon les goûts) : récits fragmentés, multiplications des points de vue, digressions à tout va ; une impression que le livre part dans tous les sens alors qu'il est en fait d'une cohérence et d'une densité absolue, loin, très loin des recueils de nouvelles envisagés comme de simples compiles de textes éparses péniblement réunis autour d'un même thème. Si vraiment il fallait rapprocher cet ouvrage de quelque chose, ce serait donc sans doute du Go Down, Moses de Faulkner - un recueil si charpenté qu'il s'avère plus compact que beaucoup de romans.
Il serait assez vain et plutôt fastidieux d'énumérer chaque récit. Le climax demeure de toute façon Le Jeu de l'auto-stop, où un couple improvise un scénario érotique d'une écrasante banalité se concluant contre toute attente par... un rapport sexuel. D'une écrasante banalité, lui aussi. Si formel, si proche d'une figure imposée qu'il ne suscite que désarroi et malaise... chez le lecteur. Qui avance de texte en texte de plus en plus dérangé, de moins en moins souriant. Le Colloque, Que les vieux morts cèdent la place aux jeunes mort ... chaque récit se révèle un peu plus sombre que le précédent, et le recueil entamé dans le rire d'opérer un crescendo dans l'oppression. Jusqu'au grand final (Edouard & Dieu), dont la noirceur absurde fait basculer ledit lecteur dans l'effroi pur et simple. Il était pourtant prévenu, que personne n'allait rire. Que les livres les plus agréables à lire n'étaient pas nécessairement les plus légers... mais au terme de Risibles Amours, il est un peu tard pour s'en souvenir : le désir, pour lui, n'aura plus jamais le même goût... d'épicé il sera devenu amer, et ma foi : n'est-ce pas un peu toujours ainsi que les choses se terminent ?
Trois autres livres pour découvrir Milan Kundera :
Le Livre du Rire et de l'Oubli (1978)
L'Insoutenable légèreté de l'Être (1984)
L'Ignorance (2000)
...