[Si vous n'avez pas lu les précédents volets de la tétralogie du Yorkshire et que vous comptez le faire, il est fortement déconseillé de lire ce qui suit] Tout d'abord : allumer les lumières.
Puis : vérifier que toutes les portes sont verrouillées.
Si vous pensiez qu'aucun roman ne pouvait être plus haletant que 1974... qu'aucun livre ne pouvait être plus glauque que 1977... qu'aucun polar ne pouvait être plus magistral que 1980... vous risquez fort d'être surpris.
C'est peu dire que David Peace a pris une ampleur considérable entre le premier et le dernier volet de sa tétralogie dite du Yorkshire. Dans 1974 on découvrait un jeune auteur surdoué ; dans 1983 on s'agenouille respectueusement devant l'un des plus grands écrivains de notre temps. Aucun doute là-dessus.
Nerveux, poisseaux et sans issue, 1983 reprend les choses là où 1974 les avaient laissées : si 1977 et 1980 se répondaient l'un l'autre, le premier mouvement de cet opéra macabre semblait étonnamment en marge, sur la touche, telle une œuvre de jeunesse perfectible s'inscrivant logiquement dans le temps de l'intrigue mais pas nécessairement dans celui du quartet. C'est cette petite imperfection que vient rectifier le volet le plus lugubre d'une série pourtant peu avare de noirceur : Michael Myshkin est incarcéré depuis sept ans et quelques semaines pour le meurtre de la petite Clare Kempley, à Morley, en 1974. Revenu sur ses aveux peu après le procès il souhaite désormais être à nouveau jugé, cette fois-ci en plaidant non-coupable. Son nouvel avocat, Pigott, souhaite le conduire dans cette voie - d'autant que près d'une décennie plus tard une autre fillette a été enlevée au même endroit et dans les mêmes circonstances...
Intrigue de polar classique ? Pas vraiment, non : le lecteur de 1974 sait pertinemment que Myshkin n'est pas coupable ; il sait même plus ou moins qui est derrière cette histoire. A ses yeux l'affaire a bel et bien été élucidée au terme du premier volet ; aux yeux des personnages du roman, en revanche, Michael Myshkin est toujours considéré comme une raclure pédophile de la pire espèce. La maison de sa mère est toujours cailloutée et personne - pas même le courageux Pigott - ne semble en mesure d'inverser le cours de l'histoire.
Tel est le premier coup de maître de Peace, dans cet ultime chapitre : captiver le lecteur avec un faux suspens, une intrigue dont il connaît déjà en grande partie les tenants et les aboutissants. Mais ce n'est pas sa seule prouesse - loin de là : parti d'une forme relativement linéaire avec 1974, l'auteur n'a eu de cesse de développer son art de la construction au fil des épisodes, fragmentant ses récits et explosant le concept même de narrateur. Il pousse ici son projet jusqu'au paroxysme, usant d'une double triple narration - comprendre par-là qu'il y a trois narrateurs distincts s'exprimant en usant de trois personnes différentes. Ce pourrait être incompréhensible, c'est sensationnel : la plus belle illustration du chaos qu'un écrivain ait jamais su donner. Le lecteur, épuisé, est partout à la fois et n'est nulle part en sécurité, et son attention sans cesse passée à l'essoreuse par un déferlement de noms, de lieux, de faux rebondissements et de vrais évènements... à faire passer l'hyperdocumentation d'Ellroy pour un exposé de premier cycle.
Foisonnant, 1983 ? Plus que ça : la prose de Peace, bien plus minimaliste qu'à l'accoutumée, fait figure de tsunami sordide s'abattant sur les environs de Leeds et emportant tout sur son passage. Alors que les élections générales approchent et que la jeunesse anglaise tente d'oublier son ennui dans les pubs batcave, les cadavres s'accumulent presqu'aussi vite que les fausses pistes et seul le peuple déboussoulé semble digne de confiance. Les autres, représentants corrompus des divers institutions... difficile de savoir pour qui ils roulent. Avocats, flics... ils sont les personnages centraux mais personne n'aurait l'idée folle de leur accorder le statut de héros, tout occupés qu'ils sont à laisser croupir un innocent en prison pour mieux défendre les intérêts de leurs clans. La notion de pessimisme n'a même plus lieu d'être : 1983 revêt par instants des airs d'Apocalyspe.
Est-il utile de préciser que rarement la littérature aura su se hisser à un tel niveau de noirceur ? Si l'on devait rapprocher la tétralogie de Peace d'une autre œuvre, sans doute faudrait-il aller chercher du côté de Joy Division (*) : ni espoir ni lumière - quant au futur il disparaît après le volume deux. Ceux qui aiment les histoires finissant bien peuvent passer leur chemin : au terme du premier chapitre, on sait déjà que David Peace ne laissera derrière lui que tristesse et désolation.
(*) Voilà, tenez, ce que j'appelais un (des) roman(s) rock dans cette discussion...Puis : vérifier que toutes les portes sont verrouillées.
Si vous pensiez qu'aucun roman ne pouvait être plus haletant que 1974... qu'aucun livre ne pouvait être plus glauque que 1977... qu'aucun polar ne pouvait être plus magistral que 1980... vous risquez fort d'être surpris.
C'est peu dire que David Peace a pris une ampleur considérable entre le premier et le dernier volet de sa tétralogie dite du Yorkshire. Dans 1974 on découvrait un jeune auteur surdoué ; dans 1983 on s'agenouille respectueusement devant l'un des plus grands écrivains de notre temps. Aucun doute là-dessus.
Nerveux, poisseaux et sans issue, 1983 reprend les choses là où 1974 les avaient laissées : si 1977 et 1980 se répondaient l'un l'autre, le premier mouvement de cet opéra macabre semblait étonnamment en marge, sur la touche, telle une œuvre de jeunesse perfectible s'inscrivant logiquement dans le temps de l'intrigue mais pas nécessairement dans celui du quartet. C'est cette petite imperfection que vient rectifier le volet le plus lugubre d'une série pourtant peu avare de noirceur : Michael Myshkin est incarcéré depuis sept ans et quelques semaines pour le meurtre de la petite Clare Kempley, à Morley, en 1974. Revenu sur ses aveux peu après le procès il souhaite désormais être à nouveau jugé, cette fois-ci en plaidant non-coupable. Son nouvel avocat, Pigott, souhaite le conduire dans cette voie - d'autant que près d'une décennie plus tard une autre fillette a été enlevée au même endroit et dans les mêmes circonstances...
Intrigue de polar classique ? Pas vraiment, non : le lecteur de 1974 sait pertinemment que Myshkin n'est pas coupable ; il sait même plus ou moins qui est derrière cette histoire. A ses yeux l'affaire a bel et bien été élucidée au terme du premier volet ; aux yeux des personnages du roman, en revanche, Michael Myshkin est toujours considéré comme une raclure pédophile de la pire espèce. La maison de sa mère est toujours cailloutée et personne - pas même le courageux Pigott - ne semble en mesure d'inverser le cours de l'histoire.
Tel est le premier coup de maître de Peace, dans cet ultime chapitre : captiver le lecteur avec un faux suspens, une intrigue dont il connaît déjà en grande partie les tenants et les aboutissants. Mais ce n'est pas sa seule prouesse - loin de là : parti d'une forme relativement linéaire avec 1974, l'auteur n'a eu de cesse de développer son art de la construction au fil des épisodes, fragmentant ses récits et explosant le concept même de narrateur. Il pousse ici son projet jusqu'au paroxysme, usant d'une double triple narration - comprendre par-là qu'il y a trois narrateurs distincts s'exprimant en usant de trois personnes différentes. Ce pourrait être incompréhensible, c'est sensationnel : la plus belle illustration du chaos qu'un écrivain ait jamais su donner. Le lecteur, épuisé, est partout à la fois et n'est nulle part en sécurité, et son attention sans cesse passée à l'essoreuse par un déferlement de noms, de lieux, de faux rebondissements et de vrais évènements... à faire passer l'hyperdocumentation d'Ellroy pour un exposé de premier cycle.
Foisonnant, 1983 ? Plus que ça : la prose de Peace, bien plus minimaliste qu'à l'accoutumée, fait figure de tsunami sordide s'abattant sur les environs de Leeds et emportant tout sur son passage. Alors que les élections générales approchent et que la jeunesse anglaise tente d'oublier son ennui dans les pubs batcave, les cadavres s'accumulent presqu'aussi vite que les fausses pistes et seul le peuple déboussoulé semble digne de confiance. Les autres, représentants corrompus des divers institutions... difficile de savoir pour qui ils roulent. Avocats, flics... ils sont les personnages centraux mais personne n'aurait l'idée folle de leur accorder le statut de héros, tout occupés qu'ils sont à laisser croupir un innocent en prison pour mieux défendre les intérêts de leurs clans. La notion de pessimisme n'a même plus lieu d'être : 1983 revêt par instants des airs d'Apocalyspe.
Est-il utile de préciser que rarement la littérature aura su se hisser à un tel niveau de noirceur ? Si l'on devait rapprocher la tétralogie de Peace d'une autre œuvre, sans doute faudrait-il aller chercher du côté de Joy Division (*) : ni espoir ni lumière - quant au futur il disparaît après le volume deux. Ceux qui aiment les histoires finissant bien peuvent passer leur chemin : au terme du premier chapitre, on sait déjà que David Peace ne laissera derrière lui que tristesse et désolation.
👑 1983
David Peace | Serpent's Tail, 2002
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