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J'ai cessé d'aimer Nirvana en 1994, après trois années de passion absolue correspondant à mon éveil musical, et durant lesquelles je n'ai quasiment écouté que ça. Ce n'est pas par hasard si cela a coïncidé, bien plus qu'avec la mort du chanteur : avec la publication du MTV Unplugged In New York, disque archi vendu et archi surestimé, disque qui fit beaucoup pour la gloire posthume d'un groupe dont on oublie que jusque là, il n'était qu'un honnête succès à quelques millions d'exemplaires, ce qui est bien entendu énorme pour un petit groupe indé mais demeure dérisoire par rapport aux chiffres affichés par un Coldplay, un U2 ou un Johnny Hallyday. Soit, la réussite ne se mesure pas aux nombres de dollars amassés (du moins dans cette époque lointaine où l'on imaginait encore que l'économie de marché pourrait ne pas faire la loi) ; si je tiens à le préciser en ouverture de cet article c'est surtout pour relativiser cette idée reçue complètement fausse selon laquelle Au début des années 90, tout le monde écoutait Nirvana. Complètement faux vous dis-je, et il faut bien sûr comprendre par-là : Tous les gamins avaient la K7 de Nevermind dans leur walk-man - ce qui est loin d'être pareil, même si dans l'imaginaire parfois borné d'un fan de rock tous les gamins est souvent égal à tout le monde (sauf bien sûr une fois que ledit fan de rock est devenu un vieux con fan de rock, alors le jugement des gamins n'a plus la moindre valeur, c'est une évolution logique et incontournable qui devrait faire réfléchir bien des quadras/quinquas au moment de lâcher leurs saillies anti-Pete Doherty).
Toujours est-il que cela ne suffit en rien à faire de Nirvana, comme on le dit souvent, le plus grand orchestre de son époque - et pour cause : si l'année 1995 a gardé une saveur particulière dans l'imaginaire collectif (parce The Bends, parce que Maxinquaye, parce que... etc.), il serait extrêmement fâcheux de sous-estimer les années 1991 - 93, en tout cas de les résumer à Nirvana et au grunge ainsi qu'on aurait parfois tendance à le faire (et d'ailleurs, Nirvana n'était-il pas le moins grunge de tous les groupes grunges ? Nous l'allons démontrer ci-après). A l'époque où Kurt Cobain faisait pleurer ma petite sœur, on rappellera donc que Pearl Jam s'engageait dans un improbable bras de fer avec Ticketmaster (et réussissait donc là où Nirvana avait échoué - c'est à dire à joindre le geste à la parole), que Rage Against The Machine publiait un brûlot à la puissance de feu rarement égalée, que Faith No More publiait l'un des albums les plus inventifs de tous les temps (Angel Dust), que My Bloody Valentine révolutionnait la pop avec Loveless, que Primal Scream se fendait d'un chef d'œuvre de psychédélisme destroy (Screamadelica), que l'Angleterre était à genoux devant Suede et n'avait strictement rien à carrer du péquenot d'Aberdeen... etc, etc, etc ; et c'est seulement par pudeur et faute de place qu'on n'évoquera pas les artistes solos, Nick Cave et son monumental Henry's Dream (rapidement suivi du fabuleux Live Seeds), PJ Harvey éructant sur fond de sexe et de religion, etc, etc, etc (bis). Quant au grunge pur et dur, il nous offrait à cette époque ses deux plus grands albums, le tempétueux Badmotorfinger (Soundgarden) et le crépusculaire et indispensable Dirt (Alice In Chains), disques autrement plus créatifs, poignants et riches que le très vulgaire Nevermind et son son calibré pour MTV.
MTV justement : venons-y. Car si quelques gardiens du temple grunge se sont alors émus de voir Cobain et ses ouailles pactiser avec la multinationale du clip décérébré (pléonasme), admettons que le rebelle Cobain a toujours été plus proche de Beavis & Butthead que de Jeffrey Lee Pierce (qu'il ne connaissait sans doute même pas, comme 99 % de l'humanité jusqu'au début des années 2000). A moins qu'on ait loupé un épisode, auquel cas que les puristes n'hésitent pas à nous rappeler à quel moment Kurt Cobain a jamais été une icône radicale refusant la compromission avec le business... ? Quand il posait avec sa femme en couverture d'un magazine de charme rien que pour faire péter ses ventes ? Quand il rompait sans remord son contrat avec le respectable Sub Pop pour filer chez Geffen ? Quand il refusait de tourner avec son idole Neil Young sous le prétexte effectivement très rock'n'roll que Nirvana était trop connu pour assurer une première partie ? Quand il refusait de jouer dans des stades ? Soit, mais on admettra que si désormais le bon sens le plus élémentaire est considéré comme un acte de Résistance, notre monde est très mal barré (hypothèse probable, sinon certaine). Allons allons : on peut éventuellement accepter que quelques anciens ados devenus de respectables pères de famille continuent à rêver de Nirvana comme LE groupe de leur époque (la nostalgie, camarade !)... mais croire que Cobain était un authentique rebelle, non, impossible - ça frôle le révisionnisme.
Alors non, rien d'étonnant à ce qu'on retrouve Cobain quelques années plus tard au milieu d'un parterre de fans triés sur le volet, massacrant ses propres compositions en commettant le péché ultime du rocker : jouer de la guitare assis. C'est que justement, Cobain souffrait de ce vieux complexe des rockers bruyants adulés par les jeunes, complexe que nous nommeront faute de mieux : quête effrénée de respectabilité. La maladie est connue, quoique très mal traitée aujourd'hui encore, et nombreux sont les héros tombés au champ d'honneur par sa faute. Simplement en général elle est surtout mortelle chez les rockers de plus de trente ans - Cobain est un de ces très rares cas foudroyés avant cette date (quelqu'un de mauvaise foi irait sans doute dire que Nirvana a inventé le too less too soon). Le rebelle préféré des petites filles n'avait le soir venu qu'un seul rêve : qu'on l'aime pour ses chansons et pas pour son attitude. De ce point de vue, aucun problème : d'attitude, Kurt n'avait point. Son attitude était de ne pas en avoir, tout le monde l'a gobé à l'époque mais tout le monde se défonçait beaucoup trop : imaginerait-on un comique venant s'adresser à son public en disant Moi, ce qui me rend drôle, c'est que je ne le suis pas ? Du délire pur et simple.
C'est dire si Cobain était né pour jouer unplugged à New York ou ailleurs, et c'est dire si sur cet album il sut trouver ses marques sans difficultés. C'est d'ailleurs bien ça le problème : on ne peut pas rejeter ce disque désolant de mollesse et de consensualisme en disant Non, j'aime pas - ce n'est pas le vrai Cobain. Par ce que justement : MTV Unplugged in New York, c'est tout à fait le vrai Cobain, c'est Cobain tel qu'il aurait toujours dû l'être, c'est l'essence même de Cobain. Soit donc un mec mou déjà vieux à seulement vingt-six ans, un hippie de la pire espèce adorant les gilets en laine de mouton, gémissant sur des guitares acoustiques au milieu de flight-cases en toc et d'un décor flower-power des plus à propos (mais il est vrai qu'on n'attendait pas non plus de white riot de la part d'un mec ayant conclu sa note de suicide par les mots : Peace, Love & Empathy). Des hymnes ? De la rage adolescente ? Du groove ? De l'énergie ? Du danger ? Attendez : mais vous pensiez quoi ? Avoir affaire à un disque de rock ? Que nenni : MTV Unplugged in New York, dès sortie, trouva sa juste place dans les bacs variétés internationales des supermarchés, c'est d'ailleurs un des albums favoris de... ma mère. Rien d'étonnant à cela : MTV Unplugged in New York est, de manière plus générale, le disque « rock » préféré des gens qui ne connaissent rien au rock, l'un des seuls disques « rock » qu'on puisse trouver aux côtés du dernier Bruel et du nouveau Zazie. Il entre dans cette catégorie très fermée qu'on pourrait nommer « le rock et la folk pour les nuls », catégorie réservée à la crème de l'élité émtivienne, d'Alanis Morissette à No Doubt en passant par les Fugees, Sheryl Crow, le dernier Noir Désir et le premier Manu Chao. Bref : le disque rock favori des anciens amateurs de rock rentrés dans le rang, qui jettent une oreille occasionnelle à RTL2 histoire de se tenir au courant et qui se retrouvent à vous dire sur un ton de grands spécialistes (parce qu'ils sont vieux, donc des références) : AH ! NIRVANA ! L'Unplugged, c'est leur meilleur album. Et nous, en face, on s'étrangle, on se met à transpirer... lorsque souvent ils ajoutent : Et ma chanson préférée, de loin, c'est « Plateau ». Comment leur répondre poliment ? Si cet article sert au moins à ça, je n'aurais pas perdu ma journée.
Car au-delà du symbole ironique d'une idole des ados avouant n'être qu'un papi rêvant de jouer du banjo sous le porche de sa maison, force est de reconnaître que le répertoire n'est pas au niveau habituel de Nirvana, loin, très loin de la rage et de la puissance d'In Utero... album dont, justement, ce show tévé devait rebooster des ventes jugées décevantes par le label. Tout s'explique : Geffen a encouragé Cobain dans son trip songwriter dans le seul but de lisser tout ce qui dépassait chez un groupe qui, reconnaissons-lui au moins ça, venait de commettre un authentique suicide commercial. Pari gagné : vous prenez tout ce qui était bien sur In Utero, vous l'enlevez, vous le remplacez par des violons... et voilà : vous avez l'Unplugged in New York, le grand manifeste de liberté artistique d'un Cobain particulièrement gromtesque lorsqu'il embauche aux guitares les fades Meat Puppets (seconds couteaux alternatifs aussi sympathiques qu'anecdotiques) histoire de se donner une caution indé. Ç’aurait d'ailleurs pu marcher s'il n'avait pas eu l'idée malencontreuse (mais Cobain était un habitué des mauvaises idées - il avait quand même épousé Courtney Love) d’interpréter non pas un, mais trois de leurs titres. « Plateau » (le fameux), « Oh Me » et « Lake of Fire » - soit donc la trilogie la plus odieuse de l'histoire du grunge.
Ah ça : Nirvana y va à fond dans le mauvais goût, et ça ne s'arrête pas à l'accordéon kitsch du tragique « Jesus Doesn't Want Me for a Sunbeam » ou aux piaillements pathétiques du chanteur sur « Lake of Fire ». Dans son ensemble, MTV Unplugged in New York n'est rien d'autre qu'une tragique et monumentale faute de goût, omettant les vraies bonnes chansons du groupe (« Drain You », « Serve the Servants ») pour se concentrer sur des reprises de seconde main (à commencer bien sûr par celle d'un Bowie mineur - pas difficile avec ça de faire mieux que l'originale), délivrant une version loukoum de l'autrefois sarcastique « On a Plain » et nous bassinant encore et encore avec la pontifiante « Come as You Are » et la toujours très emmerdante « Polly ». Le soufre, la sueur ? Au placard : MTV Unplugged sent la fête du lycée et les apprentis guitaristes reprenant des chansons à papa au milieu de la cour de récrée (pour la transgression on reviendra). Là où même le gentil Springsteen l'avait jouée provoc' en électrifiant sa guitare au bout de deux morceaux, l'élève Cobain rend une copie appliquée et régulièrement soporifique (« Something in the Way », « All Apologies »), cherche en vain la définition du mot intensité le temps de l'intro (« About a Girl »), croit la trouver en délivrant une version il est vrai somptueuse de « Pennyroyal Tea », se rend compte que c'était une fausse alerte, finit par renoncer et se contente de jouer de la folk pour bobos jusqu'à la fin du concert. Fin qui sera, bien évidemment, la mythique reprise de « Where Did You Sleep Last Night? », plutôt réussie au demeurant - mais c'est sans doute parce que déjà à la base c'est une chanson de pépé. Au terme de ces quatorze titres de supplice qui invariablement depuis quinze ans remplissent tous les rockers mous d'allégresse, il faut bien se rendre à l'évidence et avouer que l'incandescence de « Smells Like Teen Spirit » est aux abonnés absents - reconnaissons néanmoins à Cobain une certaine présence d'esprit dans la non-sélection du morceau qui fit de lui une star. « Dumb » correspond nettement plus à l'humeur du moment, quel dommage que sans la réverb' d'origine sur la voix on se retrouve à - horreur - comprendre les paroles : Mon cœur est cassé, mais j'ai de la colle. Et nous qui écrivions ça au blanco sur nos classeurs de biologie, persuadés d'avoir trouvé là un aphorisme qui pouvait changer notre vie. A notre décharge, nous ignorions tout autant ce qu'allait être notre vie que ce que signifiait le mot aphorisme.
Allons, histoire de mettre le coup de grâce et plutôt que de s'imposer un extrait d'un ennui mortel, terminons en écoutant un morceau de l'unplugged... d'Alice In Chains. Le véritable live grunge ultime, le disque quintessenciel du genre. L'oreille attentive notera qu'en dépit des bougies l'aura de Layne Staley est infiniment plus malsaine et dangereuse que celle de Cobain, et que ce seul morceau est plus nerveux que tous ceux du disque de Nirvana réunis...
👎👎 MTV Unplugged in New York
Nirvana | Geffen, 1994
J'ai cessé d'aimer Nirvana en 1994, après trois années de passion absolue correspondant à mon éveil musical, et durant lesquelles je n'ai quasiment écouté que ça. Ce n'est pas par hasard si cela a coïncidé, bien plus qu'avec la mort du chanteur : avec la publication du MTV Unplugged In New York, disque archi vendu et archi surestimé, disque qui fit beaucoup pour la gloire posthume d'un groupe dont on oublie que jusque là, il n'était qu'un honnête succès à quelques millions d'exemplaires, ce qui est bien entendu énorme pour un petit groupe indé mais demeure dérisoire par rapport aux chiffres affichés par un Coldplay, un U2 ou un Johnny Hallyday. Soit, la réussite ne se mesure pas aux nombres de dollars amassés (du moins dans cette époque lointaine où l'on imaginait encore que l'économie de marché pourrait ne pas faire la loi) ; si je tiens à le préciser en ouverture de cet article c'est surtout pour relativiser cette idée reçue complètement fausse selon laquelle Au début des années 90, tout le monde écoutait Nirvana. Complètement faux vous dis-je, et il faut bien sûr comprendre par-là : Tous les gamins avaient la K7 de Nevermind dans leur walk-man - ce qui est loin d'être pareil, même si dans l'imaginaire parfois borné d'un fan de rock tous les gamins est souvent égal à tout le monde (sauf bien sûr une fois que ledit fan de rock est devenu un vieux con fan de rock, alors le jugement des gamins n'a plus la moindre valeur, c'est une évolution logique et incontournable qui devrait faire réfléchir bien des quadras/quinquas au moment de lâcher leurs saillies anti-Pete Doherty).
Toujours est-il que cela ne suffit en rien à faire de Nirvana, comme on le dit souvent, le plus grand orchestre de son époque - et pour cause : si l'année 1995 a gardé une saveur particulière dans l'imaginaire collectif (parce The Bends, parce que Maxinquaye, parce que... etc.), il serait extrêmement fâcheux de sous-estimer les années 1991 - 93, en tout cas de les résumer à Nirvana et au grunge ainsi qu'on aurait parfois tendance à le faire (et d'ailleurs, Nirvana n'était-il pas le moins grunge de tous les groupes grunges ? Nous l'allons démontrer ci-après). A l'époque où Kurt Cobain faisait pleurer ma petite sœur, on rappellera donc que Pearl Jam s'engageait dans un improbable bras de fer avec Ticketmaster (et réussissait donc là où Nirvana avait échoué - c'est à dire à joindre le geste à la parole), que Rage Against The Machine publiait un brûlot à la puissance de feu rarement égalée, que Faith No More publiait l'un des albums les plus inventifs de tous les temps (Angel Dust), que My Bloody Valentine révolutionnait la pop avec Loveless, que Primal Scream se fendait d'un chef d'œuvre de psychédélisme destroy (Screamadelica), que l'Angleterre était à genoux devant Suede et n'avait strictement rien à carrer du péquenot d'Aberdeen... etc, etc, etc ; et c'est seulement par pudeur et faute de place qu'on n'évoquera pas les artistes solos, Nick Cave et son monumental Henry's Dream (rapidement suivi du fabuleux Live Seeds), PJ Harvey éructant sur fond de sexe et de religion, etc, etc, etc (bis). Quant au grunge pur et dur, il nous offrait à cette époque ses deux plus grands albums, le tempétueux Badmotorfinger (Soundgarden) et le crépusculaire et indispensable Dirt (Alice In Chains), disques autrement plus créatifs, poignants et riches que le très vulgaire Nevermind et son son calibré pour MTV.
MTV justement : venons-y. Car si quelques gardiens du temple grunge se sont alors émus de voir Cobain et ses ouailles pactiser avec la multinationale du clip décérébré (pléonasme), admettons que le rebelle Cobain a toujours été plus proche de Beavis & Butthead que de Jeffrey Lee Pierce (qu'il ne connaissait sans doute même pas, comme 99 % de l'humanité jusqu'au début des années 2000). A moins qu'on ait loupé un épisode, auquel cas que les puristes n'hésitent pas à nous rappeler à quel moment Kurt Cobain a jamais été une icône radicale refusant la compromission avec le business... ? Quand il posait avec sa femme en couverture d'un magazine de charme rien que pour faire péter ses ventes ? Quand il rompait sans remord son contrat avec le respectable Sub Pop pour filer chez Geffen ? Quand il refusait de tourner avec son idole Neil Young sous le prétexte effectivement très rock'n'roll que Nirvana était trop connu pour assurer une première partie ? Quand il refusait de jouer dans des stades ? Soit, mais on admettra que si désormais le bon sens le plus élémentaire est considéré comme un acte de Résistance, notre monde est très mal barré (hypothèse probable, sinon certaine). Allons allons : on peut éventuellement accepter que quelques anciens ados devenus de respectables pères de famille continuent à rêver de Nirvana comme LE groupe de leur époque (la nostalgie, camarade !)... mais croire que Cobain était un authentique rebelle, non, impossible - ça frôle le révisionnisme.
Alors non, rien d'étonnant à ce qu'on retrouve Cobain quelques années plus tard au milieu d'un parterre de fans triés sur le volet, massacrant ses propres compositions en commettant le péché ultime du rocker : jouer de la guitare assis. C'est que justement, Cobain souffrait de ce vieux complexe des rockers bruyants adulés par les jeunes, complexe que nous nommeront faute de mieux : quête effrénée de respectabilité. La maladie est connue, quoique très mal traitée aujourd'hui encore, et nombreux sont les héros tombés au champ d'honneur par sa faute. Simplement en général elle est surtout mortelle chez les rockers de plus de trente ans - Cobain est un de ces très rares cas foudroyés avant cette date (quelqu'un de mauvaise foi irait sans doute dire que Nirvana a inventé le too less too soon). Le rebelle préféré des petites filles n'avait le soir venu qu'un seul rêve : qu'on l'aime pour ses chansons et pas pour son attitude. De ce point de vue, aucun problème : d'attitude, Kurt n'avait point. Son attitude était de ne pas en avoir, tout le monde l'a gobé à l'époque mais tout le monde se défonçait beaucoup trop : imaginerait-on un comique venant s'adresser à son public en disant Moi, ce qui me rend drôle, c'est que je ne le suis pas ? Du délire pur et simple.
C'est dire si Cobain était né pour jouer unplugged à New York ou ailleurs, et c'est dire si sur cet album il sut trouver ses marques sans difficultés. C'est d'ailleurs bien ça le problème : on ne peut pas rejeter ce disque désolant de mollesse et de consensualisme en disant Non, j'aime pas - ce n'est pas le vrai Cobain. Par ce que justement : MTV Unplugged in New York, c'est tout à fait le vrai Cobain, c'est Cobain tel qu'il aurait toujours dû l'être, c'est l'essence même de Cobain. Soit donc un mec mou déjà vieux à seulement vingt-six ans, un hippie de la pire espèce adorant les gilets en laine de mouton, gémissant sur des guitares acoustiques au milieu de flight-cases en toc et d'un décor flower-power des plus à propos (mais il est vrai qu'on n'attendait pas non plus de white riot de la part d'un mec ayant conclu sa note de suicide par les mots : Peace, Love & Empathy). Des hymnes ? De la rage adolescente ? Du groove ? De l'énergie ? Du danger ? Attendez : mais vous pensiez quoi ? Avoir affaire à un disque de rock ? Que nenni : MTV Unplugged in New York, dès sortie, trouva sa juste place dans les bacs variétés internationales des supermarchés, c'est d'ailleurs un des albums favoris de... ma mère. Rien d'étonnant à cela : MTV Unplugged in New York est, de manière plus générale, le disque « rock » préféré des gens qui ne connaissent rien au rock, l'un des seuls disques « rock » qu'on puisse trouver aux côtés du dernier Bruel et du nouveau Zazie. Il entre dans cette catégorie très fermée qu'on pourrait nommer « le rock et la folk pour les nuls », catégorie réservée à la crème de l'élité émtivienne, d'Alanis Morissette à No Doubt en passant par les Fugees, Sheryl Crow, le dernier Noir Désir et le premier Manu Chao. Bref : le disque rock favori des anciens amateurs de rock rentrés dans le rang, qui jettent une oreille occasionnelle à RTL2 histoire de se tenir au courant et qui se retrouvent à vous dire sur un ton de grands spécialistes (parce qu'ils sont vieux, donc des références) : AH ! NIRVANA ! L'Unplugged, c'est leur meilleur album. Et nous, en face, on s'étrangle, on se met à transpirer... lorsque souvent ils ajoutent : Et ma chanson préférée, de loin, c'est « Plateau ». Comment leur répondre poliment ? Si cet article sert au moins à ça, je n'aurais pas perdu ma journée.
Car au-delà du symbole ironique d'une idole des ados avouant n'être qu'un papi rêvant de jouer du banjo sous le porche de sa maison, force est de reconnaître que le répertoire n'est pas au niveau habituel de Nirvana, loin, très loin de la rage et de la puissance d'In Utero... album dont, justement, ce show tévé devait rebooster des ventes jugées décevantes par le label. Tout s'explique : Geffen a encouragé Cobain dans son trip songwriter dans le seul but de lisser tout ce qui dépassait chez un groupe qui, reconnaissons-lui au moins ça, venait de commettre un authentique suicide commercial. Pari gagné : vous prenez tout ce qui était bien sur In Utero, vous l'enlevez, vous le remplacez par des violons... et voilà : vous avez l'Unplugged in New York, le grand manifeste de liberté artistique d'un Cobain particulièrement gromtesque lorsqu'il embauche aux guitares les fades Meat Puppets (seconds couteaux alternatifs aussi sympathiques qu'anecdotiques) histoire de se donner une caution indé. Ç’aurait d'ailleurs pu marcher s'il n'avait pas eu l'idée malencontreuse (mais Cobain était un habitué des mauvaises idées - il avait quand même épousé Courtney Love) d’interpréter non pas un, mais trois de leurs titres. « Plateau » (le fameux), « Oh Me » et « Lake of Fire » - soit donc la trilogie la plus odieuse de l'histoire du grunge.
Ah ça : Nirvana y va à fond dans le mauvais goût, et ça ne s'arrête pas à l'accordéon kitsch du tragique « Jesus Doesn't Want Me for a Sunbeam » ou aux piaillements pathétiques du chanteur sur « Lake of Fire ». Dans son ensemble, MTV Unplugged in New York n'est rien d'autre qu'une tragique et monumentale faute de goût, omettant les vraies bonnes chansons du groupe (« Drain You », « Serve the Servants ») pour se concentrer sur des reprises de seconde main (à commencer bien sûr par celle d'un Bowie mineur - pas difficile avec ça de faire mieux que l'originale), délivrant une version loukoum de l'autrefois sarcastique « On a Plain » et nous bassinant encore et encore avec la pontifiante « Come as You Are » et la toujours très emmerdante « Polly ». Le soufre, la sueur ? Au placard : MTV Unplugged sent la fête du lycée et les apprentis guitaristes reprenant des chansons à papa au milieu de la cour de récrée (pour la transgression on reviendra). Là où même le gentil Springsteen l'avait jouée provoc' en électrifiant sa guitare au bout de deux morceaux, l'élève Cobain rend une copie appliquée et régulièrement soporifique (« Something in the Way », « All Apologies »), cherche en vain la définition du mot intensité le temps de l'intro (« About a Girl »), croit la trouver en délivrant une version il est vrai somptueuse de « Pennyroyal Tea », se rend compte que c'était une fausse alerte, finit par renoncer et se contente de jouer de la folk pour bobos jusqu'à la fin du concert. Fin qui sera, bien évidemment, la mythique reprise de « Where Did You Sleep Last Night? », plutôt réussie au demeurant - mais c'est sans doute parce que déjà à la base c'est une chanson de pépé. Au terme de ces quatorze titres de supplice qui invariablement depuis quinze ans remplissent tous les rockers mous d'allégresse, il faut bien se rendre à l'évidence et avouer que l'incandescence de « Smells Like Teen Spirit » est aux abonnés absents - reconnaissons néanmoins à Cobain une certaine présence d'esprit dans la non-sélection du morceau qui fit de lui une star. « Dumb » correspond nettement plus à l'humeur du moment, quel dommage que sans la réverb' d'origine sur la voix on se retrouve à - horreur - comprendre les paroles : Mon cœur est cassé, mais j'ai de la colle. Et nous qui écrivions ça au blanco sur nos classeurs de biologie, persuadés d'avoir trouvé là un aphorisme qui pouvait changer notre vie. A notre décharge, nous ignorions tout autant ce qu'allait être notre vie que ce que signifiait le mot aphorisme.
Allons, histoire de mettre le coup de grâce et plutôt que de s'imposer un extrait d'un ennui mortel, terminons en écoutant un morceau de l'unplugged... d'Alice In Chains. Le véritable live grunge ultime, le disque quintessenciel du genre. L'oreille attentive notera qu'en dépit des bougies l'aura de Layne Staley est infiniment plus malsaine et dangereuse que celle de Cobain, et que ce seul morceau est plus nerveux que tous ceux du disque de Nirvana réunis...
👎👎 MTV Unplugged in New York
Nirvana | Geffen, 1994