C'est une lapalissade que de dire qu'Annie Ernaux compte parmi les plus grands écrivains vivants, tous genres et nationalités confondues. Chacun de ses livres est un événement doublé d'un succès et critique et public (celui-ci comme les précédents) et si force est de reconnaître que depuis le début des années 2000 son œuvre s'est faite un peu moins passionnante, elle demeure suffisamment riche et sinueuse pour tolérer quelques textes mineurs tout en continuant de captiver des générations entières de lecteurs, critiques, universitaires... car en vingt-cinq ans Ernaux a su emmener l'écriture de soi jusqu'en des sphères qu'elle demeure aujourd'hui encore la seule susceptible d'atteindre, transcendant le concept d'autobiographie pour chaque fois parler à travers elle des autres, du monde, de la vie.
En ce sens Les Années peut et doit être vu comme une forme d'accomplissement du travail entamé en 1984 avec le chef d'œuvre La Place. A partir de quelques photos jaunies, voici que l'auteure de La Honte s'approprie soixante années d'histoire contemporaine qu'elle écume à travers des petits bouts de lorgnettes à la vista insoupçonnée, nostalgique autant que cruelle, émouvante parfois et passionnante de la première à la dernière page. La matrice du texte est la même qu'à l'accoutumée : Annie Ernaux elle-même, dont on retrouve dès les premières lignes la fameuse écriture blanche, toute de sèche sensualité et de distance élégante. L'auteure se raconte, donc, mais pas n'importe comment et pas à n'importe quel prix : suivant un fil conducteur invisible (le fil de l'histoire ?) elle exhibe le particulier pour mieux révéler le général, ravive chez chaque lecteur les souvenirs de la ou des époques qu'il a connue(s), dévalise sans complexe l'imaginaire collectif pour bâtir une immense fresque historique en mode mineur. Annie Ernaux, qui autrefois nous raconta, parfois avec génie et de temps en temps en demi-teinte, son avortement ou son cancer, ne parle pas ici d'Annie Ernaux : elle parle de la mémoire d'Annie, de la mémoire collective et de son potentiel enfoui qu'elle exploite avec une virtuosité rare - loin de ces romans rances gorgés de C'était tellement mieux avant.
Alors va pour cette forme bâtarde entre flashbacks et flashfowards : Ernaux, dès lors, peut tout se permettre. Interludes contemplatifs, éclairs évadés d'un journal intime fantasmé, accélération brutale à l'aube d'une époque - la nôtre - devenue définitivement celle du zapping à outrance... chaque saillie fait mouche, c'est comme si pas une phrase, pas un mot n'était de trop - à l'inverse aucun n'est porté manquant. Avec une infinie tendresse l'auteure contemple l'absurdité de notre histoire récente, de la Libération à nos jours, arrache ici un rire et là une larme, se fait plus rugueuse en soixante-huit pour mieux savourer les années quatre-vingt - dernière décennie insouciante avant l'émergence de la sinistrose contemporaine. Dire qu'on la suit avec ravissement serait mentir : on ne peut tout simplement plus la lâcher. Car l'œuvre-somme d'Annie Ernaux n'est pas uniquement la somme de son œuvre, mais une somme sur notre histoire, notre pays et notre identité. Annie Ernaux n'est qu'un détail, un élément, un vecteur : à travers sa mémoire, c'est nous qu'elle raconte.
En ce sens Les Années peut et doit être vu comme une forme d'accomplissement du travail entamé en 1984 avec le chef d'œuvre La Place. A partir de quelques photos jaunies, voici que l'auteure de La Honte s'approprie soixante années d'histoire contemporaine qu'elle écume à travers des petits bouts de lorgnettes à la vista insoupçonnée, nostalgique autant que cruelle, émouvante parfois et passionnante de la première à la dernière page. La matrice du texte est la même qu'à l'accoutumée : Annie Ernaux elle-même, dont on retrouve dès les premières lignes la fameuse écriture blanche, toute de sèche sensualité et de distance élégante. L'auteure se raconte, donc, mais pas n'importe comment et pas à n'importe quel prix : suivant un fil conducteur invisible (le fil de l'histoire ?) elle exhibe le particulier pour mieux révéler le général, ravive chez chaque lecteur les souvenirs de la ou des époques qu'il a connue(s), dévalise sans complexe l'imaginaire collectif pour bâtir une immense fresque historique en mode mineur. Annie Ernaux, qui autrefois nous raconta, parfois avec génie et de temps en temps en demi-teinte, son avortement ou son cancer, ne parle pas ici d'Annie Ernaux : elle parle de la mémoire d'Annie, de la mémoire collective et de son potentiel enfoui qu'elle exploite avec une virtuosité rare - loin de ces romans rances gorgés de C'était tellement mieux avant.
Alors va pour cette forme bâtarde entre flashbacks et flashfowards : Ernaux, dès lors, peut tout se permettre. Interludes contemplatifs, éclairs évadés d'un journal intime fantasmé, accélération brutale à l'aube d'une époque - la nôtre - devenue définitivement celle du zapping à outrance... chaque saillie fait mouche, c'est comme si pas une phrase, pas un mot n'était de trop - à l'inverse aucun n'est porté manquant. Avec une infinie tendresse l'auteure contemple l'absurdité de notre histoire récente, de la Libération à nos jours, arrache ici un rire et là une larme, se fait plus rugueuse en soixante-huit pour mieux savourer les années quatre-vingt - dernière décennie insouciante avant l'émergence de la sinistrose contemporaine. Dire qu'on la suit avec ravissement serait mentir : on ne peut tout simplement plus la lâcher. Car l'œuvre-somme d'Annie Ernaux n'est pas uniquement la somme de son œuvre, mais une somme sur notre histoire, notre pays et notre identité. Annie Ernaux n'est qu'un détail, un élément, un vecteur : à travers sa mémoire, c'est nous qu'elle raconte.
👑 Les Années
Annie Ernaux | Gallimard, 2008