[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°86]
The Piper at the Gates of Dawn - The Pink Floyd (1967)
L'art délicat de la relativité a ceci de délicieux qu'il est lui-même relatif, j'en veux pour preuve l'étrange destinée de The Piper at the Gates of Dawn, premier album de Pink Floyd - leur meilleur selon les snobs et les détracteurs du groupe mythique. Qu'est-ce à dire sinon que la trajectoire rétrospective de cet album a des airs de retours de bâton, kidnappé qu'il est depuis quinze ans par un groupe d'intégristes du rock l'ayant découvert sur le tard et présentant l'étrange et singulière bizarrerie de détester Pink Floyd plus que n'importe quelle autre couche de la population rock et pop. Un paradoxe ? Une histoire d'arroseur arrosé, plutôt : à force de snobisme intellectuel parfois risible il était prévisible que Roger Waters et ses sbires finissent par engendrer un monstre avide de les dévorer, en l'occurrence une secte encore plus snob - celle des adorateurs monomaniaques de Syd Barrett considérant que Pink Floyd est mort lorsqu'il quitta le groupe en 1968. Point de procès d'intentions ici, juste un constat : durant vingt ans, The Piper at the Gates of Dawn fut l'un des secrets les mieux gardés de l'histoire de la pop, un chef-d'œuvre royalement ignoré (sinon méprisé) par un grand-public et une masse critique trop occupés à tresser des lauriers aux Dark Side of the Moon et autres The Wall. Puis par un fascinant renversement de situation nommé Opel (compile de raretés de Syd Barret qui déclencha un micro revival à la fin des années quatre-vingt) voilà que le même The Piper..., même pas réédité, va voir son aura s'accroître miraculeusement en sens inverse... au point qu'on en arrive à la situation contemporaine, où il est désormais de bon ton de cracher sur tout Pink Floyd sauf la période Syd Barret - tellement supérieure ma p'tite dame.
Sans doute est-ce un juste retour des choses après des années d'obscurantisme (en 1975 combien de personnes, parmi les millions d'acquéreurs de Wish You Were Here, savaient à quoi renvoyait le magnifique « Shine on You, Crazy Diamond » ?) il n'empêche : on peut s'interroger sur l'utilité de remplacer l'obscurantisme par un autre obscurantisme de valeur égale, toute chronique de The Piper at the Gates of Dawn se devant aujourd'hui de débuter par une évidente contre-vérité - celle laissant entendre qu'il y aurait en fait deux Pink Floyd radicalement différents : celui de Barrett, et celui de Waters / Gilmour. Difficile de déterminer avec précision s'il s'agit de foutaises, d'aberration ou de révisionnisme - qu'importe : Syd Barrett, assurément, était un génie. Roger Waters et David Gilmour n'en ont pas moins été géniaux eux aussi, on poussera même le vice jusqu'à noter qu'ils ont précisément suivi l'évolution inverse à celle de leur ex-leader carbonisé au mandrax : quand l'icône Barrett, parfaite dès ses premiers morceaux, n'a fait que décliner dangeureusement après le pic de 1967... Waters et Gilmour, maladroits et hésitants sur A Saucerful of Secrets, n'ont fait que progresser par la suite et s'imposer à force de travail, de recherche et de réflexion. Sans doute leur existence même est-elle une insulte à la mythologie du rock'n'roll (celle des icônes foudroyées en pleine jeunesse et en pleine gloire, mini Rimbaud à cheveux longs calcinés au bout de deux œuvres - des clichés somme toute), toujours est-il que l'écoute attentive des trois premiers albums de Pink Floyd post-Barrett (A Saucerful, donc, puis Ummagumma et Atom Heart Mother) donnent une illustration assez saisissante de ce qu'est un groupe au travail, de ce qu'est le labeur de l'artiste, qui cherche, tâtonne jusqu'à parvenir à ses fins (en l'occurrence sur l'exceptionnel Meddle). Mieux : loin de faire figure de lointain cousin marginalisé par la famille parce qu'il se drogue un peu trop, The Piper at the Gates of Dawn s'inscrit parfaitement dans la discographie d'un groupe qui, certes contraint et forcé au départ, n'aura de cesse de déconstruire sa musique, de la purger jusqu'à l'ascétisme... pour mieux la reconstruire jusqu'à la boursouflure de The Final Cut, soit - mais c'est une autre histoire. L'essentiel est de réhabiliter comme se doit une discographie absolument passionnante dont The Piper at the Gates of Dawn est le fabuleux premier chapitre qui a contrario de ce qu'on raconte trop souvent contient déjà en germe les chefs-d'œuvre des années suivantes (« Set the Control for the Heart of the Sun », « If »...) et les épopées soniques des années 70 (ici dans l'intro d' « Astronomy Domine », là dans la chute vertigineuse d' « Interstellar Overdrive »). Et il n'est pour autant pas question ici (vraiment pas du tout !) de remettre en cause le génie de Syd Barret ; juste de le relativiser : bien sûr, il composait tout... mais s'il avait été le seul moteur du groupe, ce dernier aurait-il pu s'en remettre ? Si le répertoire est plus destructuré par la suite, la discographie du Floyd entre 1967 et 1970 présente indéniablement une cohérence sonique et harmonique - on affirmera même qu'à bien écouter (c'est à dire : en ne se focalisant pas que sur les mélodies) il y a bien plus de points communs entre A Saucerful of Secrets et The Piper... qu'entre ce même Piper... et le premier (et remarquable) album solo de Barrett (The Madcap Laughs), collage poétique formidable... mais infiniment moins abouti soniquement, harmoniquement, esthétiquement. Faut-il être naïf pour croire sincèrement que c'est juste la drogue qui fit décliner la musique de Barrett, que l'absence d'artificiers aussi redoutables que Roger Waters ou Rick Wright n'a pas joué elle aussi...
The Piper at the Gates Dawn, donc : point de départ construit et même surconstruit d'une œuvre qui dans un premier temps s'appliquera à démolir ses bases ? L'hypothèse est séduisante, mais là encore il convient de balayer quelques clichés maladroits entourant cet album décidément source de tous les malentendus. Oui, cet album est plus « pop », plus mélodique et moins expérimental que ses successeurs. Personne ne manque jamais de le rappeler... mais de là à dire qu'il est plus accessible ou plus immédiat, plus agréable... voici quelques assertions tout à fait discutables (et que nous allons bien entendu discuter).
Rien de très accessible en effet dans l'angoissante « Astronomy Domine », si ce n'est une évidence : même dans sa période fresh Syd Barrett était un malade particulièrement flippant. Texte crypté, descente bizarroïde à 1.20 et Waters qui martèle sa basse... en quatre minutes et dix-sept secondes tout est dit : Pink Floyd vient d'inventer un rock cosmique, à la fois plus dur et plus complexe que tout ce que la scène psychédélique américaine offre à la même époque. A vrai dire on ne lasse d'être étonné de constater que l'influence de ce morceau (comme de l'album dans son ensemble) paraît avoir moins marqué le prog ou le rock psychédélique en lui-même que les prémisces du heavy-metal et du space-rock : Pink Fairies, Hawkwind et même les débuts du Blue Öyster Cult - voilà ce qu'aura l'impression d'entendre l'auditeur égaré (phrase qui n'a évidemment aucun sens : on imagine mal comment un auditeur, même égaré, pourrait découvrir Pink Fairies avant cet album...).
Pop en terme de structure plus qu'en termes strictement mélodiques, The Piper at the Gates of Dawn (d)étonne surtout par sa noirceur, sa violence vicieusement nichée au creux des rythmiques les plus joviales (« Lucifer Sam », « Flaming »). Incroyable comme « The Gnome » (au hasard) fait dresser les cheveux sur la tête, tandis que le seul titre de « Scarecrow » suffit à annoncer la couleur pourpre. Comptines macabres, comme il convient de l'affirmer crânement ? Oui, mais pas que : sur « Chapter 24 » le groupe se fait plus onirique ; sur « Interstellar Overdrive », passée la plus grande intro des années 60, il s'emballe, monte en puissance et se fait particulièrement menaçant. Tandis que l'oreille attentive note des connexions inattendues (mais pas forcément surprenantes) avec le Velvet de la même époque, le gamin découvrant ce morceau pour la première fois n'a pour sa part qu'une envie : se fixer. Ou mourir, c'est selon (enfin il peut aussi mourir après s'être fixé, évidemment). Même en usant de vues de l'esprit on peine à imaginer le choc qu'a pu provoquer un tel album dans l'Angleterre de 1967, presqu'au même moment qu'un Sgt Pepper's Lonely Hearts Club Band dont il est un peu le double maléfique : tout aussi psychédélique mais assez épuré (dans l'absolu... mais plus encore à côté du classique des Beatles !), particulièrement revêche et incroyablement dur, sombre, noir - désespéré. Barrett était peut-être pourvu d'un immense talent de mélodiste il n'empêche : aucune chanson de l'album ne semblera facile à l'oreille non exercée, la carnavalesque « Bike » étant sans doute en ce sens le titre le plus emblématique de l'album. Pop mais dissonant, dérangeant même, avec son chant hypnotique et ses arrangements de fête foraine où le Diable en personne se serait invité. On a beau l'avoir entendu mille fois, on frémit encore à chaque écoute de ce morceau sinueux qui ferait passer l'Album Blanc pour un summum de britpop putassière. A vrai dire le premier Floyd demeure un objet musical non-identifié, ne ressemblant à rien de ce qui faisait à l'époque et dont on mettra trente ans à retrouver l'influence (de nos jours considérable) chez d'autres groupes. Peut-être est-ce la raison de l'étonnante aura d'un disque longtemps oublié ?
Qu'importe : The Piper at the Gates of Dawn est - bien entendu - un chef-d'œuvre de pop baroque et de rock bariolé. Pas étonnant que Pink Floyd, avec ou sans Barrett, ait été obligé par la suite de creuser les sillons ouverts par « Interstellar Overdrive » : en terme de pop traditionnelle, il avait dit la messe dès son premier opus.
Trois autres disques pour découvrir Pink Floyd :
Meddle (1971)
Dark Side of the Moon (1973)
Wish You Were Here (1975)
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