Ce Jeudi 11 Septembre 2008 marque officiellement le lancement du Judge Dee Golden Challenge 2008-09, épreuve de lecture simultanée (comment ça n'existe pas ?) décrétée par ma sœur de cœur yueyin et moi-même au détour d'une poignée de commentaires sur Le Golb. Le principe et simple : relire les enquêtes de notre idole de jeunesse (et pas que !) le Juge Ti par ordre chronologique de la série (Robert Van Gulik les a écrites dans le désordre), publier nos critiques le même jour à la même heure, comparer nos points de vue et réflexions sur une série bien plus complexe qu'on le croirait de prime abord... et accessoirement convertir la blogosphère au jugetisme - notre idole étant en effet relativement méconnue par rapport à d'autres grands détectives.
Mais avant d'entrer dans le vif d'un volume d'exposition qui n'est pas le meilleur de la série, un bref rappel des faits s'impose afin de remettre en perspective les enjeux des enquêtes du Juge Ti - enquêtes qui constituent la quasi-totalité de l'œuvre de Van Gulik (il ne publia qu'un seul roman hors-série, The Given Day, en 1964). Car la « période écrivain » du grand auteur néerlandais ne constitue en réalité qu'une minuscule facette de son travail, lui qui fut avant tout réputé pour être l'un des plus grands sinologues de l'après-guerre, immense spécialiste de la Chine antique doublé d'un illustrateur de talent (je ne résiste d'ailleurs pas à l'envie d'ajouter une photo de la couverture française, réalisée à partir d'un de ses nombreux dessins).
C'est sans doute ce qui rend le Juge Ti si fort, si crédible face à n'importe quel autre de ces « grands détectives » du passé popularisés par les célèbres éditions 10/18 : Van Gulik, c'était un peu l'auteur et la somme documentaire réunis dans le même corps. Et c'est presque par accident qu'il devint écrivain vers la fin de sa vie (il est mort en 1967... soit donc seulement dix ans après la parution de son premier roman) : en traduisant à la fin des années quarante trois contes mettant en scène le Juge Ti (Dee en V.O. - car quoique néerlandais Van Gulik écrivit principalement en anglais), il mettait le doigt dans un engrenage dont il ne parviendrait jamais à se dépétrer - ce pour notre plus grand plaisir. En effet si Dee Gong An n'est qu'une « simple » traduction, il contient déjà en germe la plupart des éléments qu'on retrouvera plus tard dans la série - à commencer par ce remarquable mélange de réalité historique et de fiction quasi mythique ; pour n'en être pas moins des contes rédigés longtemps après la mort « officielle » de Ti Jen-Tsie (en l'an 700) ils proposent déjà cette relecture originale d'une figure historique sous la forme du roman policier. Van Gulik, qui traduisit ces textes (du chinois au japonais puis du japonais à l'anglais) dans le but de faire découvrir au monde occidental le plus célèbre des limiers chinois, n'eut ensuite qu'à affiner le concept en faisant du Juge Ti un personnage pourvu d'un caractère, d'un entourage et d'une biographie digne de ce nom (on sait en effet de peu choses du véritable Ti, sinon qu'il fut un des plus hauts fonctionnaires de la dynastie T'ang et avait la réputation d'être l'un des esprits les plus fins de l'Empire).
S'inspirant beaucoup plus des contes et légendes (avec ou sans ce héros) et du roman classique chinois que du Juge Ti « originel », Van Gulik commence alors avec The Chinese Bell Murders (1958) un long travail romanesque qui l'occupera jusqu'à la fin de sa vie, exploitant avec subtilité les récits policiers de l'Empire du Milieu et parvenant à créer une œuvre tout à fait singulière offrant trois sens de lecture différents : le côté roman à énigmes, incroyablement inventif et souvent mésestimé au profit de l'aspect historique et culturel de la chose ; et enfin celui qui nous intéressera le plus durant ce Judge Dee Golden Challenge : le versant feuilletonesque de l'histoire. Ce n'est pas le plus accessible (l'ordre d'écriture n'obéit pas à l'ordre chronologique... mais comme si ça ne suffisait pas l'ordre de publication n'obéit ni à l'un ni l'autre - l'ordre de publication français n'obéissant même pas à l'ordre de publication originel) mais c'est sans doute le plus intéressant tant Van Gulik a bâti un véritable univers composé de districts fictifs particulièrement crédibles, de caractères attachants et complexes, de personnages secondaires récurrents souvent savoureux (on pensera bien sûr à l'obséquieusement hilarant Juge Lo)... etc. Rarement série romanesque aura été aussi complexe et aboutie, aussi remarquablement ficelée alors même que tout concordait à la faire sombrer au bout de quelques volumes (il n'aura en effet échappé à personne que les séries écrites dans le désordre sont généralement bourrées d'invraisemblances... ce qui n'est jamais le cas dans les enquête du Juge Ti). Au contraire : celle-ci ne fait que s'améliorer au fil des épisodes (du moins quand on la lit par ordre de parution) et l'ensemble affiche une cohérence re-dou-ta-ble !
En ce qui concerne The Chinese Gold Murders, commençons par évacuer d'emblée la question des chronologies multiples : premier épisode de la série, ce roman est le troisième de Van Gulik à avoir été publié (après The Chinese Bell Murders et New Year's Eve in Lan-Fang1), et probablement le premier à avoir été écrit aux alentours de 19562 (assertion loin d'être fiable, la plupart des premiers volumes de la série ayant été composés en vrac durant la décennie précédant leur parution). Valant plus par ses qualités d'exposition que par celle de ses intrigues (Ti en résoudra d'autrement plus passionnantes et spectaculaires par la suite), il jette les bases d'un système narratif qui ne connaîtra quasiment aucune exception jusqu'au dernier tome (Muder in Canton) et amène le Juge Ti à résoudre simultanément (et sans trop forcer son talent) trois affaires distinctes (une principale et deux secondaires). Surtout, il introduit des personnages particulièrement charismatiques et ne manque pas de les jeter dans le grand bain.
Ainsi donc le lecteur fera-t-il ici la connaissance de Ti Jen-tsie, jeune magistrat de trente-trois ans qui sur la route menant à sa première affectation (le district frontalier et pour le moins défavorisé de Peng-Lai) se heurte à deux brigands de grand chemin qu'il bat (presque) à la régulière : le colossal Ma Jong et le mystérieux Tsiao Tai, soldats bannis au courage néanmoins exemplaire. L'énonciation d'une prophétie (celle de la mort de Tsiao Tai par l'épée même du Noble Juge) plus tard, les deux gaillards sont déjà devenus les pas encore fidèles lieutenant de Ti, rejoignant dans cette fonction Hong Liang - le vieux serviteur de la famille Ti et plus loyal conseiller d'un juge qu'il a en grande partie élevé. Précision sans doute utile : nous sommes en 663, et sous la dynastie T'ang le juge a au moins autant la fonction de gouverneur que celle de magistrat.
Les présentations faites il n'est pas inintéressant de noter que beaucoup des thèmes qui exploseront dans les épisodes suivants sont déjà énoncés clairement ici : rivalité entre le confucianisme et le bouddhisme (nouvelle religion sectaire de plus en plus influente au sein d'un Empire relativement laïque - au sens où il y existe une liberté de culte), tirage de couverture entre pouvoir judiciaire et pouvoir militaire, contraste saisissant entre un microcosme de fonctionnaires extrêmement aisés et lettrés (les T'ang sont à l'évidence une société suradministrative) et un peuple plutôt pauvre amassé dans des quartiers où la plupart d'entre nous n'oserions pas mettre les pieds... Peng-Lai, district tout à fait secondaire où Ti aurait dû s'enterrer jusqu'à la fin de ses jours, cristallise très bien ces obsessions de l'époque et s'avère un décor remarquable pour la pièce qui se joue sous nos yeux forcément ébahis : la Chine de 663 est si étonnamment moderne, tant dans son organisation sociale que dans sa culture, que le lecteur découvrant les enquêtes du Juge Ti peinera à coup sûr à croire que ces histoires se déroulent à la même époque que les Rois fainéants !
Ce n'est pas la moindre des qualités de ce premier tome que de présenter par le menu un peuple et une époque méconnus de la grande majorité des lecteurs contemporains (c'était encore pire dans les années cinquante, où tout ce que l'on savait de la Chine était qu'elle était devenue Communiste). Ce simple aspect suffit à en rendre la lecture tout à fait recommandable, quand bien même ce n'est sans doute pas le roman de Van Gulik qu'on recommanderait en priorité. Tant pis : c'est le premier, c'est un rouage essentiel pour la suite de la série (parce qu'il présente le Juge bien sûr, mais aussi parce que ce dernier s'y forge le caractère d'acier qu'on lui connaîtra par la suite)... à coup sûr quelqu'un souhaitant lire l'ensemble de l'œuvre devra commencer par-là. Le conseil maison pour s'y attaquer ? Commencer par lire l'un des meilleurs (The Chinese Maze Murder, par exemple) histoire de voir de suite de quoi est capable Van Gulik à son meilleur ; puis enchaîner sur une lecture chronologique pendant celui-ci.
Je vous invite à présent à lire l'avis de yueyin (en tout cas, moi, c'est ce que je vais faire !)
(1) Roman très court qui n'est plus disponible en version française qu'au sein du recueil Le Juge Ti à l'œuvre.
(2) Il est cependant probable que les premières ébauches de The Chinese Bell Murders et de The Chinese Maze Murder remontent au début des années 40.
Mais avant d'entrer dans le vif d'un volume d'exposition qui n'est pas le meilleur de la série, un bref rappel des faits s'impose afin de remettre en perspective les enjeux des enquêtes du Juge Ti - enquêtes qui constituent la quasi-totalité de l'œuvre de Van Gulik (il ne publia qu'un seul roman hors-série, The Given Day, en 1964). Car la « période écrivain » du grand auteur néerlandais ne constitue en réalité qu'une minuscule facette de son travail, lui qui fut avant tout réputé pour être l'un des plus grands sinologues de l'après-guerre, immense spécialiste de la Chine antique doublé d'un illustrateur de talent (je ne résiste d'ailleurs pas à l'envie d'ajouter une photo de la couverture française, réalisée à partir d'un de ses nombreux dessins).
C'est sans doute ce qui rend le Juge Ti si fort, si crédible face à n'importe quel autre de ces « grands détectives » du passé popularisés par les célèbres éditions 10/18 : Van Gulik, c'était un peu l'auteur et la somme documentaire réunis dans le même corps. Et c'est presque par accident qu'il devint écrivain vers la fin de sa vie (il est mort en 1967... soit donc seulement dix ans après la parution de son premier roman) : en traduisant à la fin des années quarante trois contes mettant en scène le Juge Ti (Dee en V.O. - car quoique néerlandais Van Gulik écrivit principalement en anglais), il mettait le doigt dans un engrenage dont il ne parviendrait jamais à se dépétrer - ce pour notre plus grand plaisir. En effet si Dee Gong An n'est qu'une « simple » traduction, il contient déjà en germe la plupart des éléments qu'on retrouvera plus tard dans la série - à commencer par ce remarquable mélange de réalité historique et de fiction quasi mythique ; pour n'en être pas moins des contes rédigés longtemps après la mort « officielle » de Ti Jen-Tsie (en l'an 700) ils proposent déjà cette relecture originale d'une figure historique sous la forme du roman policier. Van Gulik, qui traduisit ces textes (du chinois au japonais puis du japonais à l'anglais) dans le but de faire découvrir au monde occidental le plus célèbre des limiers chinois, n'eut ensuite qu'à affiner le concept en faisant du Juge Ti un personnage pourvu d'un caractère, d'un entourage et d'une biographie digne de ce nom (on sait en effet de peu choses du véritable Ti, sinon qu'il fut un des plus hauts fonctionnaires de la dynastie T'ang et avait la réputation d'être l'un des esprits les plus fins de l'Empire).
S'inspirant beaucoup plus des contes et légendes (avec ou sans ce héros) et du roman classique chinois que du Juge Ti « originel », Van Gulik commence alors avec The Chinese Bell Murders (1958) un long travail romanesque qui l'occupera jusqu'à la fin de sa vie, exploitant avec subtilité les récits policiers de l'Empire du Milieu et parvenant à créer une œuvre tout à fait singulière offrant trois sens de lecture différents : le côté roman à énigmes, incroyablement inventif et souvent mésestimé au profit de l'aspect historique et culturel de la chose ; et enfin celui qui nous intéressera le plus durant ce Judge Dee Golden Challenge : le versant feuilletonesque de l'histoire. Ce n'est pas le plus accessible (l'ordre d'écriture n'obéit pas à l'ordre chronologique... mais comme si ça ne suffisait pas l'ordre de publication n'obéit ni à l'un ni l'autre - l'ordre de publication français n'obéissant même pas à l'ordre de publication originel) mais c'est sans doute le plus intéressant tant Van Gulik a bâti un véritable univers composé de districts fictifs particulièrement crédibles, de caractères attachants et complexes, de personnages secondaires récurrents souvent savoureux (on pensera bien sûr à l'obséquieusement hilarant Juge Lo)... etc. Rarement série romanesque aura été aussi complexe et aboutie, aussi remarquablement ficelée alors même que tout concordait à la faire sombrer au bout de quelques volumes (il n'aura en effet échappé à personne que les séries écrites dans le désordre sont généralement bourrées d'invraisemblances... ce qui n'est jamais le cas dans les enquête du Juge Ti). Au contraire : celle-ci ne fait que s'améliorer au fil des épisodes (du moins quand on la lit par ordre de parution) et l'ensemble affiche une cohérence re-dou-ta-ble !
En ce qui concerne The Chinese Gold Murders, commençons par évacuer d'emblée la question des chronologies multiples : premier épisode de la série, ce roman est le troisième de Van Gulik à avoir été publié (après The Chinese Bell Murders et New Year's Eve in Lan-Fang1), et probablement le premier à avoir été écrit aux alentours de 19562 (assertion loin d'être fiable, la plupart des premiers volumes de la série ayant été composés en vrac durant la décennie précédant leur parution). Valant plus par ses qualités d'exposition que par celle de ses intrigues (Ti en résoudra d'autrement plus passionnantes et spectaculaires par la suite), il jette les bases d'un système narratif qui ne connaîtra quasiment aucune exception jusqu'au dernier tome (Muder in Canton) et amène le Juge Ti à résoudre simultanément (et sans trop forcer son talent) trois affaires distinctes (une principale et deux secondaires). Surtout, il introduit des personnages particulièrement charismatiques et ne manque pas de les jeter dans le grand bain.
Ainsi donc le lecteur fera-t-il ici la connaissance de Ti Jen-tsie, jeune magistrat de trente-trois ans qui sur la route menant à sa première affectation (le district frontalier et pour le moins défavorisé de Peng-Lai) se heurte à deux brigands de grand chemin qu'il bat (presque) à la régulière : le colossal Ma Jong et le mystérieux Tsiao Tai, soldats bannis au courage néanmoins exemplaire. L'énonciation d'une prophétie (celle de la mort de Tsiao Tai par l'épée même du Noble Juge) plus tard, les deux gaillards sont déjà devenus les pas encore fidèles lieutenant de Ti, rejoignant dans cette fonction Hong Liang - le vieux serviteur de la famille Ti et plus loyal conseiller d'un juge qu'il a en grande partie élevé. Précision sans doute utile : nous sommes en 663, et sous la dynastie T'ang le juge a au moins autant la fonction de gouverneur que celle de magistrat.
Les présentations faites il n'est pas inintéressant de noter que beaucoup des thèmes qui exploseront dans les épisodes suivants sont déjà énoncés clairement ici : rivalité entre le confucianisme et le bouddhisme (nouvelle religion sectaire de plus en plus influente au sein d'un Empire relativement laïque - au sens où il y existe une liberté de culte), tirage de couverture entre pouvoir judiciaire et pouvoir militaire, contraste saisissant entre un microcosme de fonctionnaires extrêmement aisés et lettrés (les T'ang sont à l'évidence une société suradministrative) et un peuple plutôt pauvre amassé dans des quartiers où la plupart d'entre nous n'oserions pas mettre les pieds... Peng-Lai, district tout à fait secondaire où Ti aurait dû s'enterrer jusqu'à la fin de ses jours, cristallise très bien ces obsessions de l'époque et s'avère un décor remarquable pour la pièce qui se joue sous nos yeux forcément ébahis : la Chine de 663 est si étonnamment moderne, tant dans son organisation sociale que dans sa culture, que le lecteur découvrant les enquêtes du Juge Ti peinera à coup sûr à croire que ces histoires se déroulent à la même époque que les Rois fainéants !
Ce n'est pas la moindre des qualités de ce premier tome que de présenter par le menu un peuple et une époque méconnus de la grande majorité des lecteurs contemporains (c'était encore pire dans les années cinquante, où tout ce que l'on savait de la Chine était qu'elle était devenue Communiste). Ce simple aspect suffit à en rendre la lecture tout à fait recommandable, quand bien même ce n'est sans doute pas le roman de Van Gulik qu'on recommanderait en priorité. Tant pis : c'est le premier, c'est un rouage essentiel pour la suite de la série (parce qu'il présente le Juge bien sûr, mais aussi parce que ce dernier s'y forge le caractère d'acier qu'on lui connaîtra par la suite)... à coup sûr quelqu'un souhaitant lire l'ensemble de l'œuvre devra commencer par-là. Le conseil maison pour s'y attaquer ? Commencer par lire l'un des meilleurs (The Chinese Maze Murder, par exemple) histoire de voir de suite de quoi est capable Van Gulik à son meilleur ; puis enchaîner sur une lecture chronologique pendant celui-ci.
Je vous invite à présent à lire l'avis de yueyin (en tout cas, moi, c'est ce que je vais faire !)
👍 The Chinese Gold Muders [Trafic d'or sous les T'ang]
Robert Van Gulik | Michael Joseph, 1959
(1) Roman très court qui n'est plus disponible en version française qu'au sein du recueil Le Juge Ti à l'œuvre.
(2) Il est cependant probable que les premières ébauches de The Chinese Bell Murders et de The Chinese Maze Murder remontent au début des années 40.