... ou comment je me suis dit que finalement, ma longue intro de la dernière fois n'était sans doute pas inutile...
... mais ne brûlons pas les étapes et commençons par le commencement : dans cette seconde aventure si l'on se fie à la chronologie de la série (la cinquième en fait, en comptant les nouvelles « déchronologisées » du recueil Judge Dee at Work, dont nous avons décidé de parler en dernier), le Juge Ti revient d'une mission préfecturale sur la sécurité frontalière (rappelons que son district, Peng-Lai, touche la Corée et est en ce sens l'un des coins les plus chauds de l'Empire) et fait escale à Wei-Ping dans le plus strict anonymat - car notre hommes a horreur des cérémoniaux inhérents à son statut de magistrat (soit donc d'homme politique d'envergure au moins autant que de juriste). Evidemment, le lecteur se doute que ce petit séjour impromptu va se transformer en succession d'enquêtes plus tordues les unes que les autres : les grands détectives ont ceci de commun avec les super-héros que le concept fort prisé de nos jours de temps libre leur est interdit... enfin bon, lui a l'air d'y croire - ne soyons pas contrariants. De toute façon son erreur n'est pas tant de croire qu'il a le droit de se reposer (il est beaucoup trop consciencieux pour avoir l'idée stupide de se tourner les pouces) que d'être trop poli et de vouloir malgré tout saluer son homonyme local, Teng, ce qui était quand même le meilleur moyen de se retrouver à faire des heures sup' pendant ses congés (au point qu'on puisse raisonnablement se demander si Ti a jamais songé sérieusement à se prélasser à Wei-Ping), d'autant que ce Teng est une véritable plaie !...
... je disais donc qu'en lisant ce roman je me suis rendu compte que ma longue intro d'il y a deux semaines n'avait pas été inutile... je m'explique : The Lacquer Screen est un très bon bouquin, une enquête rondement (peut-être un peu trop... ?) menée par le charismatique juge Ti, les décors sont somptueux (notamment la plongée dans les bas-fonds de Wei-Ping, passionnante par ce qu'elle dit aussi bien de la Chine des T'ang que des ghettos en règle générale), de ce point de vue rien à ajouter. Sauf que (car bien sûr il y a un sauf que) dans la perspective de notre lecture sérielle, quelques petits détails clochent qui ne peuvent être expliqués que par le fait que The Lacquer Screen, quoique publié parmi les premiers, a été écrit parmi les derniers (pour être exact : parmi les premiers de ce que nous appellerons la seconde fournée des enquête du Juge Ti). Information évidemment essentielle qui éclaire aussi bien sur l'aspect très achevé de la structure (beaucoup moins brouillonne que dans - au hasard - The Chinese Bell Murders... qui pourtant se situe bien plus loin dans la bio du héros) que sur cette impression étrange comme quoi le Juge Ti aurait... vieilli. Ou plutôt : mûri. Oublié le jeune magistrat un brin impétueux de The Chinese Gold Murders ; en un an de temps, Ti semble en avoir pris cinq ou six, ça ne sautera évidemment pas aux yeux de quelqu'un qui lit les textes dans le désordre... mais là, forcément...
Même observation pour ce qui est du postulat de départ : The Lacquer Screen s'inscrit dans une sous-catégorie de la série, celle des épisodes où le Juge Ti est en voyage et où, faisant escale quelque part, il va bâtir sa légende (à la fin de sa vie Ti sera une véritable star) en résolvant plein d'énigmes tordues aux côtés d'autorités locales d'abord hostiles puis finalement ébahies (cette sous-catégorie accouchera d'ailleurs d'un des grands chefs-d'œuvre de Van Gulik, The Red Pavilion). Oui... sauf que dans une logique sérielle, c'est tout de même un peu déstabilisant : avant de montrer le héros en dehors de son environnement naturel la logique narrative (c'est à dire : la logique narrative globale et non celle du seul The Lacquer Screen) voudrait que le lecteur se soit déjà bien acclimaté audit environnement naturel. En somme, avant de casser un système encore faut-il avoir fini de l'installer. Or si Van Gulik a bien entendu fini d'installer son système dans sa logique à lui, on peut légitimement se demander comment réagirait le lecteur qui lit les épisodes dans l'ordre sans les avoir préalablement lus dans le désordre (comme ma sister yueyin et moi-même). De fait après une exposition très réussie, un volume un très volume un... voici un volume deux qui ne ressemble pas du tout à un volume deux, puisqu'il change complètement de décor et laisse sur le carreau deux personnages principaux : Ma Jong et le Sergent Hong, figures incontournables des enquêges du Juge Ti... qui se trouvent donc rayés de la carte dès le second épisode alors même que "lecteur sériel" vient tout juste de faire leur connaissance (ceci dit sans cruauté vis à vis du troisième sergent, Tsiao Tai, personnage au demeurant fort sympathique mais qui il faut bien le dire ne met pas des masses d'ambiance).
On en arrive donc à relever un paradoxe qui n'était pas du tout prévu au programme : d'un côté, les enquêtes du Juge Ti sont bel et bien une série qui gagne à être lue dans l'ordre et qui contient d'ailleurs autant de personnages récurrents amenés à évoluer que d'éléments fil rouge (notamment la prophétie sur la mort Tsiao Tai, énoncée dès les premières pages du premier tome)... et à la fois elle recèle parfois sinon des incohérences, du moins des faiblesses narratives principalement dues au rythme d'écriture et de publication pour le moins chaotique de l'auteur. Bien entendu, cela n'empêchera pas de souligner que The Lacquer Screen est un très bon roman policier... mais à la limite, est-ce qui nous intéresse le plus dans le cas du Juge Dee Golden Challenge ?
... mais ne brûlons pas les étapes et commençons par le commencement : dans cette seconde aventure si l'on se fie à la chronologie de la série (la cinquième en fait, en comptant les nouvelles « déchronologisées » du recueil Judge Dee at Work, dont nous avons décidé de parler en dernier), le Juge Ti revient d'une mission préfecturale sur la sécurité frontalière (rappelons que son district, Peng-Lai, touche la Corée et est en ce sens l'un des coins les plus chauds de l'Empire) et fait escale à Wei-Ping dans le plus strict anonymat - car notre hommes a horreur des cérémoniaux inhérents à son statut de magistrat (soit donc d'homme politique d'envergure au moins autant que de juriste). Evidemment, le lecteur se doute que ce petit séjour impromptu va se transformer en succession d'enquêtes plus tordues les unes que les autres : les grands détectives ont ceci de commun avec les super-héros que le concept fort prisé de nos jours de temps libre leur est interdit... enfin bon, lui a l'air d'y croire - ne soyons pas contrariants. De toute façon son erreur n'est pas tant de croire qu'il a le droit de se reposer (il est beaucoup trop consciencieux pour avoir l'idée stupide de se tourner les pouces) que d'être trop poli et de vouloir malgré tout saluer son homonyme local, Teng, ce qui était quand même le meilleur moyen de se retrouver à faire des heures sup' pendant ses congés (au point qu'on puisse raisonnablement se demander si Ti a jamais songé sérieusement à se prélasser à Wei-Ping), d'autant que ce Teng est une véritable plaie !...
... je disais donc qu'en lisant ce roman je me suis rendu compte que ma longue intro d'il y a deux semaines n'avait pas été inutile... je m'explique : The Lacquer Screen est un très bon bouquin, une enquête rondement (peut-être un peu trop... ?) menée par le charismatique juge Ti, les décors sont somptueux (notamment la plongée dans les bas-fonds de Wei-Ping, passionnante par ce qu'elle dit aussi bien de la Chine des T'ang que des ghettos en règle générale), de ce point de vue rien à ajouter. Sauf que (car bien sûr il y a un sauf que) dans la perspective de notre lecture sérielle, quelques petits détails clochent qui ne peuvent être expliqués que par le fait que The Lacquer Screen, quoique publié parmi les premiers, a été écrit parmi les derniers (pour être exact : parmi les premiers de ce que nous appellerons la seconde fournée des enquête du Juge Ti). Information évidemment essentielle qui éclaire aussi bien sur l'aspect très achevé de la structure (beaucoup moins brouillonne que dans - au hasard - The Chinese Bell Murders... qui pourtant se situe bien plus loin dans la bio du héros) que sur cette impression étrange comme quoi le Juge Ti aurait... vieilli. Ou plutôt : mûri. Oublié le jeune magistrat un brin impétueux de The Chinese Gold Murders ; en un an de temps, Ti semble en avoir pris cinq ou six, ça ne sautera évidemment pas aux yeux de quelqu'un qui lit les textes dans le désordre... mais là, forcément...
Même observation pour ce qui est du postulat de départ : The Lacquer Screen s'inscrit dans une sous-catégorie de la série, celle des épisodes où le Juge Ti est en voyage et où, faisant escale quelque part, il va bâtir sa légende (à la fin de sa vie Ti sera une véritable star) en résolvant plein d'énigmes tordues aux côtés d'autorités locales d'abord hostiles puis finalement ébahies (cette sous-catégorie accouchera d'ailleurs d'un des grands chefs-d'œuvre de Van Gulik, The Red Pavilion). Oui... sauf que dans une logique sérielle, c'est tout de même un peu déstabilisant : avant de montrer le héros en dehors de son environnement naturel la logique narrative (c'est à dire : la logique narrative globale et non celle du seul The Lacquer Screen) voudrait que le lecteur se soit déjà bien acclimaté audit environnement naturel. En somme, avant de casser un système encore faut-il avoir fini de l'installer. Or si Van Gulik a bien entendu fini d'installer son système dans sa logique à lui, on peut légitimement se demander comment réagirait le lecteur qui lit les épisodes dans l'ordre sans les avoir préalablement lus dans le désordre (comme ma sister yueyin et moi-même). De fait après une exposition très réussie, un volume un très volume un... voici un volume deux qui ne ressemble pas du tout à un volume deux, puisqu'il change complètement de décor et laisse sur le carreau deux personnages principaux : Ma Jong et le Sergent Hong, figures incontournables des enquêges du Juge Ti... qui se trouvent donc rayés de la carte dès le second épisode alors même que "lecteur sériel" vient tout juste de faire leur connaissance (ceci dit sans cruauté vis à vis du troisième sergent, Tsiao Tai, personnage au demeurant fort sympathique mais qui il faut bien le dire ne met pas des masses d'ambiance).
On en arrive donc à relever un paradoxe qui n'était pas du tout prévu au programme : d'un côté, les enquêtes du Juge Ti sont bel et bien une série qui gagne à être lue dans l'ordre et qui contient d'ailleurs autant de personnages récurrents amenés à évoluer que d'éléments fil rouge (notamment la prophétie sur la mort Tsiao Tai, énoncée dès les premières pages du premier tome)... et à la fois elle recèle parfois sinon des incohérences, du moins des faiblesses narratives principalement dues au rythme d'écriture et de publication pour le moins chaotique de l'auteur. Bien entendu, cela n'empêchera pas de souligner que The Lacquer Screen est un très bon roman policier... mais à la limite, est-ce qui nous intéresse le plus dans le cas du Juge Dee Golden Challenge ?
👍 The Lacquer Screen
Robert Van Gulik | Michael Joseph, 1962