C'est que Mad Men (c'est son titre), à l'instar de quelques séries "élues", a tout pour elle, à commencer par une richesse thématique et narrative à faire pleurer d'envie la concurrence : il y a plus de choses et d'idées dans un seul de ses épisodes que dans toute une saison complète de n'importe quelle autre série (même la meilleure), et sa construction kaléidoscopique, loin de la desservir, projette au contraire une image de cohésion absolue qui la renforce. Dans Mad Men, on ne raconte pas une histoire : on dessine une époque, on brosse le portrait d'une génération qui en quelques années (et parfois à son corps défendant) révolutionnera les moeurs plus qu'aucune autre avant ou après elle. Mieux : comme dans le tout aussi puissant On Chesil Beach d'Ian McEwan, la captation de la société occidentale d'avant 68 permet une violente (et salvatrice par les temps qui courent) remise en perspective de l'époque contemporaine. En seulement treize (copieux) épisodes sont traités, en vrac et dans le désordre : les premières restrictions anti-tabac (les premiers épisodes sont noyés dans des volutes de fumée infiniment plus efficaces que n'importe quelle campagne de sensibilisation tant elles sont repoussantes), la condition des femmes, le tabou absolu de l'homosexualité, la naissance d'Israël, la popularisation d'abord hasardeuse de la psychanalyse... liste non exhaustive. Ces gens sont contemporains de nos parents (en tout cas des miens) et pourtant c'est incroyable comme ils semblent... arriérés (si vous avez quatorze ans et que vous vous demandez comment les folk-songs de Dylan ont pu choquer à ce point le monde entier, on vous recommande le visionnage de ce feuilleton - ça va devenir limpide). Au-delà des problématiques elles-mêmes, on admire la virtuosité de leur énonciation - qui évite en permanence le didactisme. Un bon exemple : la misogynie y est omniprésente... mais totalement banalisée, les auteurs esquivant avec talent l'écueil tentant et consensuel du héros moralisateur en avance sur son temps. Exemple inverse : on constate avec stupéfaction que la moindre nouveauté est immédiatement suspecte et objet de moqueries en tout genre (ce candidat catholique aux présidentielles - ce Kennedy sur qui personne ne mise pour l'heure - étant sans conteste la nouveauté la plus souvent raillée par des personnages tous plus cyniques les uns que les autres).
Tout ceci pourrait créer un trop plein... or c'est exactement l'inverse qui se passe ! D'abord parce que la reconstitution est d'une rare minutie, allant se nicher jusque dans les silhouettes des femmes ou les séquences "humoristiques" (incroyable mais vrais, les scénaristes sont parvenus à reconstituer un "humour d'époque"... le plus souvent beauf et macho, du reste) ; ensuite parce qu'en agissant par strates, en ajoutant à chaque épisode une couche supplémentaire à sa satire, Matthew Weiner (1) réussit à rendre la série aussi insaisissable que son héros - impossible d'ailleurs de présenter Mad Men sur les modes du "Ça parle de..." ou du "Ça raconte que..."
Ce héros qui n'en est pas un, c'est évidemment Don Draper (Jon Hamm), centre névralgique d'une kyrielle d'autres protagonistes plutôt que véritable moteur de l'intrigue (il n'apparaît même que très peu dans certains épisodes), que ses collaborateurs résument de la meilleure manière qui soit : "Don Draper ? Qui connait vraiment ce type-là ?"
Effectivement ils ne croient pas si bien dire, puisque le seul à connaitre Don Draper... c'est Don Draper lui-même, ce "héros" que l'on suit sans jamais parvenir à l'approcher, croûlant sous le poids de ses secrets et barricadé dans un mutisme à peine fissuré par ses manières de gentleman. On sait qu'il ment sur son passé ; on sait qu'il trompe sa femme. C'est à peu près tout ; Don Draper est une imprenable forteresse de mélancolie, seul au milieu de la foule, incapable d'exprimer la moindre émotion ni même d'émettre un avis sur autre chose que son travail tant son identité semble depuis longtemps s'être dissoute dans ses mensonges. C'est avec un mélange de fascination et d'effroi que l'on regarde son couple se désagréger et sa femme sombrer dans la dépression, tout comme c'est avec fascination et effroi que l'on voit chaque personne susceptible de se rapprocher de lui se briser les dents sur un mur : son patron, Sterling le tombeur mélancolique, qui aimerait tant devenir son ami ; sa secrétaire Peggy, qui l'admire sans modération ; le jeune Pete Campbell, qui rêvera de faire de lui son mentor avant de lorgner sur sa place ; ou encore ses maitresses, femmes libres et marginales chacune à sa manière (l'une est artiste, l'autre juive), qui semblent encore moins apte à effleurer son monde intérieur qu'à se méler à sa vie sociale. Chacun de ces personnages passera à son tour au centre de la pièce, et chacun finira systématiquement par céder à nouveau la place au mystérieux Draper, qui semble à chaque épisode un peu plus en marge de sa propre existence... chaque fois un peu plus proche de déchirer le verni social pour laisser exploser son côté obscur. Un héros fitzgeraldien en prime-time ? Et puis quoi encore ?!
Résumons donc : une reconstitution exceptionnelle, une satire implacable, des séquences burlesques parfois à pleurer (les auteurs jouent en permanence du décalage entre nos moeurs et celles des protagonistes), une intrigue haletante, un héros cent fois plus complexe que la moyenne, une atmosphère aussi étouffante qu'obsédante... Mad Men gagne absolument sur tous les tableaux. A un tel niveau d'excellence ce n'est plus du show télé - c'est une fresque de Maître s'étoffant un peu plus à chaque coup de pinceau. Incontournable.
👑 Mad Men (saison 1)
créée par Matthew Weiner
AMC, 2007
(1) Principalement connu pour avoir (presque) intégralement écrit les saisons 5 et 6 des Sopranos... bref : un poids plume !
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