"Dix mille bombes avaient déjà déchiré l'air, mais ma mère était toujours dans la cuisine à fumer ses longues cigarettes blanches."
La dualité sous-entendue par cette phrase (déclinée sur trois chapitres) illustre de manière assez saisissante le premier roman de Rawi Hage, récit sobre et puissant d'une déroute presqu'ordinaire dans le Liban du début des années quatre-vingt (soit donc au plus fort des conflits qui ravagèrent le pays jusqu'au début des années quatre-vingt dix). D'un côté les bombes, la peur, la mort... un conflit absurde, omniprésent mais presqu'iréel... de l'autre le quotidien de Bassam et Georges, ennui urbain et boulot minables, picole et palabres en rêvassant à des jours meilleurs. A chacun son « idéal » (la fuite pour le premier, les milices chrétiennes pour le second), à chacun sa croix... jusqu'au jour où ils décident de voler le casino employant Georges afin de se remplir les poches - enfin.
Le roman bascule alors, s'éloignant de la chronique sociale cinglante pour nager dans les eaux troubles du polar le plus noir - celui qui change le fait divers sordide en histoire renfermant autant de suspens que de tiroirs. Ce retournement pourrait être un ratage - c'est au contraire la grande réussite de De Niro's Game : en refusant d'écrire un livre politique et en ne dénonçant rien d'autre que l'impact de la Guerre sur la vie des gens ordinaires (bien malin celui qui aura appris quoique ce soit sur la Guerre du Liban au terme de ce récit !), Hage contourne habilement les pièges de sa situation de départ, slalome entre la multitude d'écueils s'offrant à lui... et réussit au final là où beaucoup se sont cassés les dents : plus que le proverbial livre coup de poing, il publie une très belle œuvre de littérature, bien écrite 1, bien rythmée et pour le moins captivante.
La critique française aura sans doute tôt fait de comparer ce primo-romancier prometteur à Yasmina Khadra - on se gardera pour notre part de ce genre de raccourci fâcheux. Pourvu d'un style plus direct, plus cru, plus... anglo-saxon, Rawi Hage évolue dans un genre moins lyrique et plus terre à terre que l'auteur (régulièrement encensé dans ces pages) de L'Attentat. A bien y regarder les points communs entre les deux sont pour le moins minimes (sauf à considérer que tout auteur mettant en scène des arabes sur un mode proche du polar fait du Khadra) ; au risque de se faire taxer d'obsessionnel, Hage évoque bien plus souvent Dennis Lehane (mêmes personnages fracassés par la vie et hantés par la violence, même talent pour bâtir un récit montant en puissance, même force d'évocation dans les scènes dites « d'action »)... ce qui, était-ce utile de le préciser, ne sera vraiment pas pour nous déplaire... car au-delà de la force émotionnelle inhérente à son sujet (le plus facile de l'affaire, somme toute), Rawi Hage, encore inconnu chez nous il y a quelques mois, développe dans ce roman une palette impressionnante. Poésie, nerf, ironie décapante, art de la mise en scène... il sera impossible à quiconque de refermer De Niro's Game sans avoir la conviction d'avoir découvert un jeune écrivain 2 qui comptera dans les années à venir. C'est du moins ce qu'on espère pour lui (accessoirement pour nous).
👍👍 De Niro's Game
Rawi Hage | Denoël, 2006 (2008 pour la trad. française)
Rawi Hage | Denoël, 2006 (2008 pour la trad. française)
1 Pour autant que je puisse juger du style d'un auteur de langue anglaise lu en V.F., ce qui ne m'arrive, vous le savez, qu'assez rarement
2 Tout est relatif : Rawi Hage est né en 1964...
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