[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°88]
The Smiths - The Smiths (1984)
De tous mes groupes favoris les Smiths sont peut-être celui que je cite le plus régulièrement. C'est aussi l'un des rares que j'écoute au moins une fois par semaine, encore aujourd'hui.
C'est surtout le seul dont j'aime toute l'œuvre sans la moindre distinction ni le moindre discernement, du premier single (« Hand in Glove ») au plus anecdotique des pirates. Pas un de leurs titres que je n'aime pas. Pas un qui m'ait lassé au fil des ans. Faut-il le dire ? Je résiste de tous mes forces à l'envie d'en refaire l'hagiographie alors même que, hasard des calendriers, je m'y suis livré il y a quelques semaines sur Culturofil (à l'occasion d'une chronique d'une récente - et bien entendu inutile - compilation). Et rassurez-vous : s'il n'y a pas encore eu de Rékapituléidoscope Morrissey c'est avant tout parce que j'ai l'habitude d'attendre qu'au moins un disque de l'artiste ait été chroniqué ici avant de revenir sur l'ensemble de son œuvre.
Il y a probablement plusieurs explications à cette passion inconditionnelle pour le groupe de Manchester, la première de toutes étant qu'au sein de la longue liste des groupes qui changèrent considérablement ma vie celui-ci est l'un des plus récemment intronisés. Tout est relatif, certes ; mais disons que lorsqu'un article de Rock & Folk attira mon oreille de ce côté, au début des années 2000, ma culture musicale était déjà solidement bâtie. Ne me manquaient plus que deux choses : un grand groupe des années quatre-vingts susceptible de me faire fondre complètement ; et un groupe dont la musique me ressemblerait parfaitement.
Pour le grand groupe on dénombrait bien quelques candidats mais aucun ne convainquait réellement sur la longueur. A savoir que lorsque d'aventure j'en découvrais un fabuleux je ne parvenais pas, malgré tout, à me l'approprier comme j'avais su m'approprier le Clash ou le Velvet. Je voyais en quoi ils parlaient à leur époque mais pas en quoi ils me parlaient à moi. Joy Division ? Fabuleux, mais trop monochrome. Le désespoir a certainement produit les plus grandes œuvres de tous les temps... chez Joy Division c'était le seul et unique sentiment qu'on trouvait ; aussi si j'ai eu une longue période Joy il a bien fallu me rendre à l'évidence au bout d'un moment : cette musique ne contenait pas d'émotions assez variées pour remplir ma vie. The Cure ? La trilogie glacée était plus une musique de vieux que j'adorais qu'une musique qui m'aurait été destiné, je pouvais la vénérer (c'était le cas depuis un moment : la compile Straring at the Sea fut un de mes premiers disques) - pas me l'approprier. Sans parler du fait que le Cure contemporain (c'est à dire à l'époque l'axe Wild Mood Swings / Bloodflowers... pas le pire, comme on le découvrit par la suite) me paraissait particulièrement décevant... tout au plus un bon groupe pop parmi une flopée d'autres. Les Pixies ? Un des mes groupes favoris depuis longtemps, mais dont une moitié de la carrière s'était déroulée dans les années quatre-vingt-dix et que de fait j'avais connu en activité... pour moi les Pixies, bien qu'ayant publié leur premier disque alors que j'étais gosse, demeuraient à l'instar des Guns'N'Roses ou de Faith No More un groupe de ma génération. Sonic Youth ? Même punition : je les avais découverts au début des années quatre-vingt dix, au moment où ils étaient au faîte de leur succès... j'avais beau savoir qu'il s'agissait d'un groupe des années quatre-vingt ils restaient pour moi intimement liés à cette époque. Siouxsie & The Banshees ? Eux, ils auraient vraiment pu postuler à ce titre. En fait ils ont même tenu ce rôle... jusqu'à ce que je découvre les Smiths, ce qui ne manque pas d'ironie puisque selon Morrissey les Banshees étaient le meilleur groupe des années quatre-vingts.
L'ironie justement... c'est sans doute ce qui m'a converti aux Smiths. Quoique pas tout de suite. Je me dois de raconter les choses telles qu'elles se sont déroulées : ma première rencontre avec Morrissey remontait au milieu des années quatre-vingt-dix et à l'album Vauxhall & I... que j'avais détesté (et qui d'ailleurs demeure de loin l'album de Morrissey que j'aime le moins aujourd'hui). Quant à la première fois où j'ai entendu The Queen Is Dead, à la fin de l'année 2000... j'ai franchement trouvé ça quelconque. A peine avais-je découvert le grand groupe pop des eighties que déjà je l'abandonnais, persuadé qu'on m'avait roulé dans la farine. Encore un classique surestimé. Je ne crois pas avoir été le seul à penser ça après avoir découvert les Smiths. On ne peut pas aimer les Smiths dans n'importe quelles circonstances et à n'importe quel âge - ça me semble impossible. Il faut, j'en suis convaincu, une certaine maturité, une certaine culture, un certain sens du GOÛT ... pour parfaitement marcher dans la combine de Johnny Marr. Sans quoi ça sonne juste comme un truc pop un peu vieillot - au mieux comme un truc pas mal mais putain... qu'est-ce que la voix est fatigante ! Après avoir entendu The Queen Is Dead à l'âge de dix-neuf ans mon seul réflexe a été de me dire que le pire album d'Echo & The Bunnymen était mieux que cette soupe. Quand aujourd'hui si Ocean Rain demeure un des mes disques préférés... jamais je ne l'échangerai contre un cd-r des Smiths. Jamais !
Ce qui s'est passé entre temps pour que je change si radicalement d'avis ? Pas grand chose, en fait. Un truc qu'on devrait tous se faire une fois de temps en temps histoire de réviser nos a prioris : un blind-test. Pas un vrai blind-test - pas un jeu. Une soirée chez une copine avec en guise de musique de fond une chanson qui sur le coup me sembla désespérément romantique :
It's time the tale were told
Of how you took a child
And you made him old
... et bien sûr ce refrain...
Fifteen minutes with you
Oh, well, I wouldn't say no
Oh, people said that you were easily led
And they were half-right
... était-ce la fille ? L'habitude d'entendre des ballades où le champ lexical de l'amour recoupait celui de l'enfance ? La virtuosité du plus grand parolier de l'après-Dylan ? Les trois à la fois ? Toujours est-il que j'étais à mille lieues de me douter que le mot child devait ici être pris au sens propre et que le grand romantique que je n'ai jamais cessé d'être ne put s'empêcher de demander quel était le titre de ce morceau. « Reel Around the Fountain », me répondit-elle. Des Smiths.
C'est sans doute la seule fois de ma vie qu'un de mes coups de cœur musicaux m'aura été dicté par une fille... et d'ailleurs je ne m'étendrai pas là-dessus au risque de laisser croire fût-ce une seconde et par inadvertance que The Smiths m'évoque cette nana dont j'ai d'ailleurs oublié depuis le nom de famille. Non : la seule chose que The Smiths (l'album, mais ça vaut aussi pour le groupe) m'évoque, dans le fond... c'est moi-même.
Alerté par cette demoiselle je découvris en effet la petite galerie des horreurs de Morrissey & Marr, cet art délicat de raconter des histoires atroces sur des mélodies langoureuses qui sert de ligne directrice à ce premier album. « Suffer Little Children » et « The Hand That Rocks the Cradle » sont construites sur le même schéma, tout comme (dans une moindre mesure) « This Charming Man » (pas atroce mais du moins sulfureuse, sur une mélodie pas langoureuse mais en tout cas poppy et joviale). The Smiths est dans le décalage permanent, et le décalage mène toujours, systématiquement, inlassablement à la transgression. Ça n'en était pas moins romantique ni urgent ; ça l'était juste autrement : avec énergie et classe (« What Difference That It Make? »), ironie (« Miserable Lie ») et mordant (« Still Ill »). Avec les Smiths je découvrais qu'il n'était nul besoin de crier pour se faire entendre, que l'humour n'était pas plus dégradant que le lyrisme, que la simplicité était la meilleure amie de l'élégance. Je m'initiais surtout à un art majeur : le second degré. D'une certaine manière les Smiths ont été mon influence majeure en tant... qu'écrivain, ils ont d'ailleurs eu un impact bien plus fulgurant sur mes goûts littéraires ou cinématographiques que musicaux. Rien d'étonnant à cela dans le fond : les Smiths dépassent très largement le cadre du simple groupe de rock pour proposer, à l'instar de Bowie ou de Roxy, une esthétique complète, une vision artistique globale qui se répercute sur l'ensemble de leur œuvre. C'est ce qui les rend infiniment plus importants que la plupart de leurs contemporains : les Smiths ne sont pas juste ces quatre albums merveilleux et ces deux compiles de singles grandioses... ils sont un style, ils sont un ton. Une démarche (Cf. l'article en lien ci-dessus), à la fois résolument punk dans son côté Avant nous Rien et après nous le Déluge, et tout autant anti-punk dans sa vision globale - les Smiths sont bien plus que quatre potes qui décident de jouer du rock'n'roll. C'est ce qui fait qu'ils demeureront éternellement à la fois l'un des groupes les plus essentiels du rock... et à la fois l'un des plus conspués. Vingt-cinq ans qu'on leur reproche tout et n'importe quoi pour ne pas s'avouer la vérité : ce que les gens détestent chez les Smiths c'est le fait qu'ils aient été différents et que cette différence leur ait valu une aura si considérable. Comme Bowie ou Cave, Steven Patrick Morrissey, dans le fond, était bien trop intelligent, bien trop cultivé, avait bien trop bon goût... pour être un vulgaire rocker.
Et comme Bowie ou Cave, c'est ce qui fit de lui ce rocker si fabuleux.
Trois autres disques pour découvrir les Smiths (même si dans l'absolu il faudra tout avoir) :
Meat Is Murder (1985)
The Queen Is Dead (1986)
Strangeways, Here We Come (1987)
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