samedi 16 mai 2009

De main de maître

[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°26]  
Dans ces bras-là - Camille Laurens (2000)

Troisième lecture. Déjà.

Je reprends mon souffle.

Comment vais-je commencer cette chronique ? Comment vais-je encore parler de ce livre que je finis par connaître par coeur ?

Peut-être que je pourrais me lancer ainsi : mes amis blogueurs musicaux sont déchaînés, en ce moment. C'est que pour tous les monomaniaques de musique, fin de décennie est synonyme de bilans, de rétrospectives, de classements. En fin de décennie, on liste les albums les plus marquants de la décade. On classe, souvent. Dans le pire des cas, on compile. Cela peut sembler absurde au monomaniaque de littérature ; c'est un peu comme les étoiles ou les notes en bas de chronique - pas vraiment dans ses moeurs. Moi, en tant que monomaniaque de musique ET de littérature, mais de musique en premier lieu (non que je la préfère - vous vous doutez que je n'aurais pas une idée aussi stupide... juste qu'elle m'a passionné avant les lettres), c'est évidemment dans mon code génétique. Ou quasiment. Je ressens parfois la tentation de faire des classements de livres, aussi. C'est plus fort que moi. Je ne me retiens que parce que je suppose (sans doute à raison) que les lettreux lisant Le Golb s'en trouveraient pour le moins perplexes, que ça ne les intéresserait pas. Ce qui ne m'empêchera pas toutefois, d'ici la fin de l'année, de proposer un petit récapitulatif des livres qui m'ont paru les plus marquants durant les années 2000. Non mais.

Et dans cette liste, bien entendu, on trouvera Dans ces bras-là. C'est une évidence. Tant ce roman fou, passionnant parce que passionné, propose une adéquation merveilleuse entre fond et forme. Tant tout m'y semble parfait, toujours, tout le temps.

Dans ce livre, la narratrice (l'auteure ?) revient sur tous les hommes qui ont marqué sa vie. Tous simplement. Les hommes... et rien qu'eux, car les femmes ne l'intéressent pas. Ne l'intéresseront jamais.

Tout commence par une rencontre presque fortuite : un magnifique inconnu croisé dans la rue, qui se révèle être psy. Elle décide donc de prendre rendez-vous à son cabinet. Comme pour inverser sa tendance habituelle : séduire en disant tout au lieu de charmer avec des silences. Mais qu'on aille pas croire que le psy est un ressort narratif essentiel. Dans ces bras-là ne raconte pas du tout l'histoire d'une femme se confiant à son psy - même pas de loin. Ce n'est qu'un prétexte. Un artifice, déclencheur de la mécanique romanesque.

La structure est impeccable, alternant passages à la première personne lorsque le monologue est destiné au psy, et passages à la troisième pour les innombrables flashbacks... quoiqu'on ne puisse réellement parler de flashbacks, la définition simple du terme étant retour en arrière sur l'histoire. Or là, d'histoire, il n'y en a pas. On n'est dans une progression narrative cyclique, composée de portraits d'hommes se succédant, se répondant parfois, s'étayant au fil des pages. Des vignettes aériennes écrites dans un style simple, poétique, enflammé... beau, tout simplement. Tout ça pour quoi ? Pour finalement se rendre compte qu'il s'agit avant tout du plus beau portrait de femme jamais écrit à ce jour ; un portrait en creux réalisé de main de maître, au travers des hommes qu'elle a connus et des émotions qu'ils lui ont procuré. Du père à l'inconnu de passage, du mari au psy, de l'amant à l'ami... tous y passent, formant une sorte de cercle étrange autour la narratrice, tantôt vertueux et tantôt vicieux - souvent les deux à la fois.

Car bien sûr ce qui intéresse principalement Camille Laurens, c'est Camille Laurens. Camille Laurens est l'auteure. Camille Laurens est la narratrice. Camille Laurens est le personnage. Camille Laurens est le sujet. Mais Camille Laurens, bien sûr, est avant tout Camille Laurens. Ecrit par quelqu'un d'autre (on ne donnera pas de nom, ce serait méchant), l'exercice tournerait au cauchemar nombriliste (pléonasme). Or ici, l'approche de l'auteure, c'est à dire l'approche par l'expérience sensorielle plutôt que par le récit, confère au contraire au texte un aspect universel (preuve en est qu'il me touche comme peu m'ont touché... alors que je n'ai pourtant jamais été amoureux ni même séduit par un homme). Les mots virevoltent, s'embrasent. La littérature de Laurens est gorgée de fulgurances poétiques, de phrases saccadées, d'envolées lyriques. Sans jamais se perdre dans l'écueil du je vous livre ma thérapie en direct frappant tant d'auteurs écrivant sur eux-mêmes, car portée par une ironie cinglante, et transportée par cette manière si singulière de ne jamais se détacher d'une ligne directrice définie. Ainsi va l'art autofictionnel de Camille Laurens, supérieur en tout point à ceux des autres parce que refusant la linéarité inhérente à l'autobiographie : certains racontent des épisodes de leur vie. D'autre narrent des périodes ou des époques. D'autres s'arrêtent à un fait fondateur (un traumatisme, par exemple). Camille Laurens, elle, ne se raconte pas vraiment. Elle se contente de se dévoiler, à chaque texte, sous un angle de vue précis. Elle a beau nous parler d'elle depuis des années, on n'a jamais l'impression de la connaître... et on ne la trouve de fait jamais prévisible. En tant qu'aboutissement de sa technique poético-narrative, Dans ces bras-là est par conséquent son chef-d'oeuvre. Et même, pour être tout à fait exact : un chef d'oeuvre. Tout court.


Trois autres livres pour découvrir Camille Laurens :

Index (1991)
Philippe (1995)
Cet Absent-là (2004)
...

5 commentaires:

  1. Eh bien, voilà qui donne envie de vite découvrir ton "récapitulatif decennal", même pour une lettreuse comme moi. Non mais.

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  2. Superbe livre, en effet. Lu il y a longtemps, il m'a laissé un très beau souvenir.

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  3. Ingannmic >>> eh bien... va falloir attendre décembre :-)

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  4. J'ai lu L'amour, roman, et cet article, dont je n'ai lu que le début pour ne pas gâcher la surprise, me donne vraiment, mais vraiment envie de lire celui là... Camille Laurens m'intrigue beaucoup, vraiment beaucoup...!

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  5. D'une certaine manière, je t'envie d'avoir encore ce livre à découvrir !

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