mardi 6 octobre 2009

L'Enfer est pavé de bonnes intentions...

[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°31]
Needful Things [Bazaar] - Stephen King (1991)

Devinette : quel est selon vous le plus grand livre jamais écrit sur les inénarrables petits patelin de province ?

Un Faulkner ? Un Balzac ? Un Thompson ? Non. Bien sûr. Un King. Un King se situant précisément à l'intersection de ces trois auteurs essentiels et des plus influents. Un King qui met ici un terme définitif au concept de petit patelin de province - puisqu'il désosse celui-ci avant d'en broyer violemment les restes. D'autres livres ont été écrits depuis sur le sujet - tous ont été peine perdue. Personne n'a pu surpasser le chef-d'œuvre de Stephen King, ce récit monumental, d'une précision chirurgicale dans les caractères, d'une aisance stupéfiantes dans les dialogues et dont l'atmosphère, torturée, chaotique... hante très longtemps après la lecture.


Comme souvent avec l'auteur, le sujet est pourtant est vieux comme le monde : un homme étrange, démon ou peut-être Diable en personne, s'établit dans la petite bourgade de Castle Rock, bien connue des lecteurs de Stephen King pour avoir été le théâtre de nombreux événements troubles (cf. Cujo, The Dark Half et une poignée d'autres). Castle Rock c'est, toutes proportions gardées, le Yoknapatawpha (1) de l'auteur de Shining. C'est la petite bourgade américaine lambda, quasi archétypale et en tout cas volontiers représentative de cette Amérique profonde que l'auteur aime et déteste à la fois, pour son humanité souvent touchante ou pour son étroitesse d'esprit confinant parfois à la pathologie. Le Diable ou l'un de ses suppôts s'y installe donc, sympathique, affable. Il porte le prénom d'un des plus fascinants personnages de Twin Peaks (Leland), le nom d'une nouvelle de Lovecraft (Gaunt) et dans un tel contexte tel individu ne pouvait que faire des ravages. Prenant l'apparence d'un adorable vieux brocanteur, il distille méthodiquement les pommes de discorde au sein de la communauté, permettant à chacun de trouver dans son magasin l'objet ou le fruit de ses désirs les plus secrets (les "Needful Things" du titre original - bien plus puissant et évocateur que sa version française)... En guise de paiement ? Pas grand-chose : juste lui rendre un petit service. Faire une petite blague à tel ou tel habitant de Castle Rock. L'aider à faire ceci ou cela. Rien de bien grave. Sauf que l'accumulation de ces petites choses va finir par détruire la ville.

Sujet vieux comme le monde, donc... traité de manière en tout point remarquable. Roman choral construit comme un puzzle, Needful Things avance lentement (il fut d'ailleurs souvent édité en deux tomes), prend le temps de planter le décor, de révéler chaque caractère et d'explorer la ville comme si l'on y était. Un luxe que peu d'auteurs peuvent se permettre (les Français parce qu'on essaie de les décourager de publier des textes aussi long ; les Anglo-saxons à l'inverse parce qu'ils sont souvent incapables de gérer ces longueurs) mais dont King fait l'un des atouts majeurs de sa botte. Car c'est évidemment cette partie, très sociale et bien peu ancrée dans le genre fantastique, qui constitue le plus gros et le plus passionnant de son roman. Tranquillement, sans se presser et en savourant chaque détail (dont l'importance s'avère souvent capitale), l'auteur déconstruit Castle Rock, en suggère les failles, visite les recoins les plus obscurs des âmes des habitants. Le seul héros est un shérif torturé et peut-être encore plus fragile que ses concitoyens, l'individu le plus discret constitue une menace potentielle et le brocanteur semble intouchable - pensez donc ! il passe son temps à combler tout le monde.

Au-delà de la méthode qui pourrait offrir des heures et des heures d'analyse passionnante, Needful Things constitue aussi un tournant dans l'œuvre son auteur. C'est à tout point de vue l'aboutissement de son travail des années soixante-dix et quatre-vingts (qui ne manque d'ailleurs pas d'excellents livres, mais celui-ci est sans doute le plus achevé, le plus parfait de tous), et c'est également le stade de sa bibliographie où il parvient à parfaitement réunir les différents versants de ses romans (le fantastique devient juste l'élément d'un projet plus global, élément dont il lui arrivera de plus en plus souvent de se passer par la suite), s'attirant enfin les faveurs d'une critique sérieuse qui jusqu'ici l'ignorait royalement. C'est surtout un livre terrible politique, son plus engagé sans doute depuis The Running Man. En plus du travail formel étourdissant, Needful Things est en effet un roman acerbe, un brin amer, sur l'Amérique des années Reagan-Bush Sr et le consumérisme de ses contemporains. Il constitue l'une des charges les plus efficaces qui soient contre le libéralisme sauvage et l'argent roi, qui n'a rien à envier par moment à un American Psycho (d'ailleurs paru la même année). Si la fable est effrayante, elle l'est comme peut l'être parfois l'âme humaine, comme le serait toute personne pensant que toute chose à un prix et peut de fait s'acheter - y compris le bonheur (2).

Rarement ouvrage de Stephen King aura revêtu une telle dimension pamphlétaire, portrait cru d'une société ayant perdu sa Foi, ses repères et son intégrité. Rien d'étonnant à ce que ce soit par conséquent l'un de ses romans les plus sombres, les plus désespérés, se terminant - chose rare chez de grand humaniste - de manière particulièrement pessimiste. Et si beaucoup de ses livres méritent que l'on s'y attarde et que plusieurs d'entre eux comptent parmi ce que la littérature fantastique nous a offert de mieux depuis son invention, aucun n'atteint la force de celui-ci - King lui-même ne réussira peut-être jamais à le surpasser. En tout cas, il ne remettra plus jamais les pieds à Castle Rock... ni dans aucune petite ville.


Trois autres livres pour découvrir Stephen King (ouille... trois !...)

The Stand [Le Fléau] (1978)
Gerald's Game [Jessie] (1992)
Bag of Bones [Sac d'Os] (1998)


(1) Comté imaginaire récurrent dans l'œuvre de Faulkner.
(2) King désignera d'ailleurs rétrospectivement les années quatre-vingt comme "les soldes du siècle".

14 commentaires:

  1. J'adore ce bouquin. je ne sais pas si c'est le meilleur de son auteur, mais j'adore.

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  2. Je ne me souviens plus trop des personnages et des détails, mais ce livre m'avait marqué, par son réalisme et son intention, que tu décris fort bien.

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  3. C'est marrant...
    J'ai évidemment bouffé du King ado...
    Et Misery, Simetierre et Ça demeurent de grands souvenirs de lecture...
    Puis j'ai (évidemment ?) arrêté d'en lire, me contentant parfois de voir les films qui étaient adaptés de ses œuvres.
    Je n'ai pas lu un bouquin de Stephen King depuis plus de quinze ans, je crois.
    Peu ou prou, donc, quand paraissait celui-ci...
    Je crois que le dernier que j'ai essayé de lire c'était The Tommyknockers qui m'était littéralement tombé des yeux...
    Pourtant, je suis sûr qu'il a écrit des choses formidables depuis...
    Je m'arrête parfois devant les rayonnages regroupant ses livres en me disant que j'aimerais bien en lire un plus récent, voir ce qui a changé, s'il a toujours cette force de narrateur qui nous empêche de lâcher ses livres avant la dernière page... Mais il y en a tant, je ne sais trop lequel choisir... Alors, je me penche sur d'autres livres, d'autres auteurs, et je remets à plus tard le projet de relire un Stephen King...

    Alors, cette fois, merci Thomas, car la prochaine fois je crois bien que je saurai lequel choisir. Et ce sera Needful Things (pourtant, j'ai vu le film, qui ne m'a vraiment pas laissé un grand souvenir...).

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  4. On me l'avait offert pour mes 20 ans... je ne m'en souviens pas en détail (ça ne date pas d'hier), mais c'est effectivement l'un des King qui m'a le plus marquée.

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  5. Castle Rock, ça sonne vraiment comme une autre époque de King aujourd'hui...

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  6. Serious & Xavier >>> merci pour lui ^^

    Ska >>> les Tommyknockers j'ai toujours trouvé ça assez mauvais... mais moins quand même que Le Bazar de l'épouvante (ou de l'horreur, je ne sais plus) avec Max von Sydow... une vraie belle cochonnerie... de toute façon les films adaptés de King sont souvent très en-dessous des romans, à quelques rares exceptions près.

    Dans les King récents, sinon, il y a aussi Bag of Bones, qui est superbe.

    Leïa >>> effectivement.

    Ing >>> non, ça date de l'an passé ;-)

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  7. J'aimais bien Stephen King, dans le temps (tu n'étais pas né, où très jeune). Comme Ska, je n'en lis plus tellement aujourd'hui, et comme Ska, je me dis parfois que je remettrais bien ça. Mais je ne le fais jamais, j'ai toujours plus urgent à faire (à lire). Je note celui-ci, on verra si j'y repense...

    Bonne fin de journée.

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  8. Un excellent roman auquel je préfère toutefois THE STAND.

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  9. Bloom >>> je n'aurais pas écrit cet article pour rien alors ^^

    Lil' >>> c'est vrai que The Stand est également remarquable.

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  10. Si les romans de King ne se terminent en général en effet pas trop mal, on ne peut pas en dire autant de ses nouvelles, surtout de jeunesse...

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  11. Tu penses à quoi en particulier ?

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  12. bbbrrr rien que d'y penser j'en tremble de malepeur, franchirai-je un jour le pas pour lire mon premier King ? franchement j'en doute ! (pourtant tu es convainquant hein pas de lézard mais brrr !)

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  13. Je l'aurais un jour, je l'aurais ^^

    (je t'ai bien fait lire Balzac, alors... ;-)

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  14. Tiens, quatre ans après, j'ai Sac d'os sous la main. Je vais m'y mettre. Et enfin relire un King...

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