[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - Hors-série N°6]
C’était il y a longtemps. Je devais avoir dix-huit… dix-neuf ans, peut-être. J’étais étudiant et j’étais amoureux. À sens unique, bien sûr. Et comme on aime à cet âge-là : passionnément, éperdument. Désespérément. Elle s’appelait Cécile. En fait je ne me souviens plus vraiment d’elle, juste son visage et son prénom – et que je l’aimais à en crever bien sûr. Et aussi qu’elle ne voulait pas de moi, enfin elle aurait bien voulu mais pas maintenant, mais pas comme ça, mais c’était trop compliqué et elle était déjà avec quelqu’un. Je lui avais écrit une lettre déchirante – j’étais très lettre d’amour à l’époque – à laquelle elle avait répondu de manière laconique, en concluant par ces mots à cause desquels je n’écrirais plus jamais la moindre lettre de ce genre : « je suis désolée, mais sache que c’est la plus belle déclaration qu’on m’ait jamais faite ».
S’ensuivit une cuite comme jamais je n’en avais pris (ni n’en prendrais). Au point qu’il ne me reste de cette soirée qu’un trou noir (je crois cela dit pouvoir préciser que j’ai failli sauter par la fenêtre). Je me souviens beaucoup mieux de la gueule de bois le lendemain matin, d’avoir mangé une part de pizza froide pour ne pas vomir et d’avoir ouvert en grand avant de lancer le premier disque à me tomber sous la main – Internationale Sha La La, de Mano Solo. J’imagine que j’avais dû passer une partie de la nuit à broyer du noir en beuglant Janvier, Dis moi ou un autre de ses noirs anathèmes. Mais là, ce matin-là, je n’ai entendu que de l’espoir :
… j’ai touché le fond, lâché du lest
Les morues, les cafards et tout le reste
Je me sens… bien !
Marcher dans les rues à pleins poumons
L’odeur des femmes, de leur giron
Je me sens bien
Je reviens…
Lentement, au fur et à mesure que défilait la chanson, je me suis senti revenir moi aussi. J’ai eu envie d’aller faire un tour dehors, et alors que je marchais dans un Rouen gris et glacial la chanson continuait de me trotter dans la tête.
Mais ce n’est plus la même terre
Mais y’a un ciel aussi, et ç’ui-là,
Il est à moi…
Je n’avais jamais vu la ville sous cet angle, pas plus que je ne m’étais rendu compte que j’aimais à ce point cette chanson. On nous dit souvent que la musique de Mano Solo est idéale pour se flinguer. Ce n’est pas forcément faux (juste très réducteur). Mais elle est aussi idéale pour renaître. Et chaque fois que j’écoute Je reviens, Allez viens ou Je n’y peux rien c’est toujours cette sensation de renaissance qui prend le pas sur la mélancolie. Jamais, même lorsque j’étais adolescent et donc naturellement attiré par ce genre de choses, je n’ai considéré Mano Solo comme un chanteur sombre, dépressif ou simplement triste ; je l’ai au contraire toujours vu comme étant du côté de la vie, pas toujours facile et marrante, mais vibrante, mordante et méritant d’être vécue. Sentant poindre à l’horizon les hommages puants à Mano Solo le-pauvre-chanteur-qu’avait-le-sida-et-que-même-il-pleurait-sur-son-sort-et-que-c’était-trop-émouvant, je ne peux m’empêcher de l’écrire aujourd’hui – même si je l’ai déjà écrit et dit des centaines de fois. Et des anecdotes comme celle-ci, j’en aurais des dizaines. À vrai dire, je crois qu’il y a une chanson de Mano Solo pour chaque époque de ma vie. Je reviens a son (mon) histoire. Mais Janvier également. Et Là-bas. Et Paris avance. D’ailleurs je vis à Paris, maintenant, et si j’aime autant cette ville la manière dont il la chanta mieux qu’aucun autre n’y est sans doute pas étrangère.
Bien sûr j’aurais pu rédiger une nécrologie en bonne et due forme. Mais allez savoir pourquoi, ce soir, je trouvais ça de la dernière vulgarité. J’aurais eu l’impression d’être indigne, à aligner les banalités ( plus grand chanteur français de sa génération , maladie , poésie… tous ces trucs qui aujourd’hui ne veulent pas dire grand-chose). Comme tous ceux qui aimaient Mano Solo sans le connaître – et ils étaient et seront nombreux – il était un peu plus qu’un chanteur à mes yeux. Un vieil ami, un compagnon dont les mots me bercèrent depuis mon plus jeune âge (j’ai acheté La Marmaille nue, son premier album, en 1994… j’avais treize ans). Je ne l’avais pourtant rencontré qu’une seule fois, il y a longtemps et de manière extrêmement brève. Je n’étais sans doute pas son fan le plus hardcore, je ne faisais pas partie de sa foisonnante communauté d’admirateurs sur le Net, je ne me rappelle pas l’avoir jamais appelé par son prénom en l’évoquant, j’étais même considérablement irrité, parfois, par certains de ses propos – comme par exemple lorsqu’il déclarait que les majors étaient essentielles au bon fonctionnement de la musique. Mais même cela, il était impossible de ne pas lui passer. Parce que le personnage était entier, radical, intègre – comme tous les grands artistes on l’aimait aussi à cause de ses excès.
Et moi aussi bien sûr. Je l’aimais, de cet amour un peu stupide mais tellement sincère que l’on éprouve pour les artistes qui ont changé nos vies. Je l’aimais et jusqu’à la dernière minute, alors que la rumeur enflait sur le Net, j’étais convaincu que c’était des conneries. Cela me semblait totalement inconcevable qu’il ne soit plus là. Un peu idiot, sans doute, compte tenu de son état de santé. Mais justement : j’avais fini par oublier. Et quelque part, je crois que c’était ce qu’il attendait de nous tous.