Treme - Ville-orchestre

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L'autre en soir, en regardant Treme, il m'est arrivé un truc assez étrange. Ou, disons plutôt, inhabituel : bercé par les accents des protagonistes, le jazz en sourdine et l'odeur du bayou que l'on peut presque sentir... je me suis assoupi. Et puis un quart d'heure plus tard environ, je me suis réveillé, et sans même prendre la peine de revenir en arrière j'ai repris le fil du feuilleton, sans regret et sans difficulté. Or ce qui accolé à n'importe quel film ou programme sonnerait comme le pire des reproches est, dans ce cas particulier, tout à fait représentatif de la manière dont l'on reçoit la nouvelle série de David "The Wire" Simon : pendant que tu dors, la vie continue. Avec son train-train, ses silences ou ses tensions.

Treme a beau ne pas être The Wire, elle n'en reprend pas moins les choses exactement là où la magnifique scène finale de ce chef-d'œuvre les avaient laissées : dans une humeur engagée mais tendre, à la fois mélancolique et pleine d'espoir(s), nostalgique mais résolument tournée vers l'avenir. Celui, le cas échéant, de la communauté de la Nouvelle-Orléans (Tremé en est l'un des quartiers), que l'on capte trois mois après le passage de l'ouragan Katrina - avec tout ce que cela implique de ruines et de dévastation. Certains n'ont plus de maison, d'autre plus de lieu de travail. Ceux qui ont encore l'un ou l'autre ne sont pas nécessairement les mieux lotis. Il y a Antoine, le tromboniste joli cœur jouant les guests de concert en concert et peu pressé de trouver un emploi. Il y a LaDonna, son ex, dont le frère a disparu pendant l'ouragan et qui reste profondément ancrée à la Nouvelle-Orléans bien que vivant désormais à Baton-Rouge. Il y a Bernette, le prof d'anglais insurgé contre l'abandon du gouvernement, et son épouse Toni, l'avocate s'improvisant par la force des choses assistante sociales. Il y a Davis, aussi, le DJ et rocker raté, un incurable romantique amoureux de la ville et fin connaisseur de sa culture. Il y a encore Albert, chef Mardi Gras Indians qui a tout perdu dans la catastrophe. Il y en beaucoup d'autres, et tout ce petit monde vit sa vie sous nos yeux, sans se soucier le moins du monde de notre attention.

Que l'on ne cherche pas ici une intrigue captivante ou un semblant d'histoire. Contrairement à ce qu'on a pu lire ici ou là, il se passe beaucoup de choses dans Treme, mais elles n'aspirent en rien à une quelconque exaltation. David Simon atteint ici ce vers quoi il a sans doute toujours tendu, dès l'époque de The Wire : filmer la vie, dans toute sa simplicité et dans toute sa beauté. Sans contrainte, comme dans un grand documentaire dépourvu de commentaires. Cela n'exclut pas les parti-pris : exclusion, solitude, abandon du gouvernement... la caméra de l'auteur demeure aimantée par la misère sociale et les laissés-pour-compte. Mais si sur le papier Treme est plus désolée même que The Wire, elle s'avère dans les faits bien plus lumineuse - à l'image de son... image, moins rêche, bien plus cinématographique. Lumineuse et même, souvent, très drôle. La faute à la solidarité : foutus hommes qui ne peuvent s'empêcher de s'entraider dans la tempête (quel mauvais jeu de mots), de s'écouter, de communier ensemble à l'écoute d'un bon disque ou d'un gig de Kermit Ruffins, roi de la trompette et (on le sait moins) du barbecue, qui publiait d'ailleurs l'an passé un très bel album intitulé Livin' a Treme Life.

La musique dans Treme, il faudrait lui consacrer un dossier entier. Non seulement pour saluer sa diversité (jazz, blues, pop, hip hop, musiques traditionnelles) et sa qualité, mais pour s'arrêter sur la manière subtile et brillantissime dont elle s'invite dans chaque épisode. On savait Simon passionné de musique et The Wire, a sa manière, avait quelque chose de particulièrement musical alors même qu'on n'entendait pas beaucoup d'instruments passé le générique. Quelque chose dans le rythme nonchalant, un peu dégingandé. La musique des accents, aussi. Tout cela se retrouve dans Treme - à la puissance dix-mille. Saupoudré de surcroît de séquences musicales remarquables, de stars passant le bonjour (Costello, Dr John, Toussaint, Earle, Coco Robicheaux...), et de la moiteur des bars de cette ville-orchestre si fantasmatique qu'on a le sentiment de bien la connaître sans jamais y avoir mis les pieds. De mémoire, on a jamais vu la musique si bien filmée et surtout si bien appréhendée, dans cette manière unique qu'elle a d'accompagner nos existences, qu'elle les tire ou se contente de les illustrer. Treme, sans doute, n'est pas la meilleure série de l'année. Elle n'est pas exempte de longueurs, et le style Simon - notamment son goût pour les scène de vingt secondes totalement décousues - y montre parfois ses limites. Fresque exigeante, elle prendra réellement sa mesure d'ici une ou deux saisons, à coup sûr. Mais c'est assurément et de loin la série la plus humaine et la plus poétique que l'on ait vu depuis longtemps.



Treme (saison 1), créée par David Simon & Eric Overmeyer (HBO, 2010)