mardi 7 juin 2011

La Résurrection du Naturalisme

[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°47] 
La Femme pauvre - Léon Bloy (1897)

Si je vous dis que Léon Bloy a passé sa vie à la réécrire, inévitablement, les plus fidèles lecteurs du Golb y verront comme une allusion discrète, et il est vrai que parmi tous les écrivains passés au crible de cette rubrique... Bloy est sans aucun doute l'un de ceux qui m'ont le plus marqué. Pas le préféré, pas le plus génial, non : celui qui a laissé une empreinte indélébile dans mon imaginaire, où il occupe une place à part. Par sa radicalité et son goût pour le soufre, évidemment, qui en font l'un auteurs les plus rageurs de l'Entre-deux siècle ; mais aussi et surtout parce que ce disciple de Barbey d'Aurevilly (autre icône de ce blog et accessoirement grande star littéraire de l'époque) inventera sans le savoir des formes autobiographiques nouvelles et ira jusqu'à se métamorphoser en matière de son propre récit, d'une manière si brillante que Christine Angot, si elle l'avait lu, n'aurait jamais osé effleurer un stylo.

C'est juste avant ce tournant de la fin du XIXe, qui verra son "journal" se métamorphoser progressivement en roman (et son art romanesque devenir si poreux que la vie s'y répandra par flots continus), que Léon Bloy publie La Femme pauvre, probablement le chef-d’œuvre de cette période (à égalité, bien sûr, avec Le Désespéré, dont Ernesto V. su parler avec le talent qu'on lui connaît). Il donne l'impression d'un décadent décidant subitement de revenir au naturalisme (il en organisa Les Funérailles, quelques six années plus tôt), mais ne sachant plus regarder que par un prisme sordide et désabusé, où tout ne serait que désolation et où le progrès (cette Apocalypse ne disant pas son nom) ne pourrait jamais être que la désagrégation de l'espèce humaine. Entre une mère banalement stupide et un beau-père alcoolique qui l'insulte ou la tripote, Clotilde vit dans un univers quasi insupportable. Elle erre dans les rues, mais s'est jurée de ne plus vendre ses charmes pour gagner quelques misérables deniers qui lui seront confisqués par Maman. Car Clotilde n'est pas une mendiante, elle ne vit pas dans la misère. Elle est juste pauvre, et dans cette nuance tient toute la virtuosité de l'auteur. C'est avec une grande réticence qu'elle accepte de poser pour le vieux Gacougnol, peintre doué et pieux, qui à la surprise de la jeune femme ne cherche pas à la faire poser nue ni à abuser d'elle... au contraire, il la comble de cadeaux et tente de l'arracher à son milieu, l'introduisant dans le sien, celui des artistes, des poètes, des marginaux... avec un mélange d'amour et de paternalisme, de pure bonté et de frustration évidente.

A sa sortie, l'ouvrage fut rejeté en bloc par les critiques, boycotté même, qualifié de misérabiliste et de misogyne... Les deux accusations, bien sûr, sont totalement fausses, et s'inscrivent dans la continuité de ce que l'on reprochait les années précédentes au Zola de la dernière époque, qui jouait certes les héros humanistes sur la scène médiatique, mais dont l’œuvre avait pris un tournant d'une noirceur et d'une violence incroyables depuis quelques années déjà. A sa manière, sans doute plus ambiguë et ironique, Bloy ne fait que dépeindre la réalité qu'il a sous les yeux :

"Il serait facile de passer pour un narrateur infiniment plus vraisemblable en supposant une couche plus romantique et plus douce. Mais telles sont les mœurs d'un certain monde populaire et cette histoire douloureuse n'est que trop véridique en ses détails."

Histoire véridique ? Non, bien sûr. Il s'agit d'une fiction. Mais d'une fiction ancrée dans une réalité confinant souvent au glauque. Avec ce style féroce qui le caractérise, Bloy dénonce une fois de plus l'argent corrupteur, la vacuité idéologique d'une époque - l'étonnant de ce roman est qu'il semble en apparence assez traditionnel dans sa construction. L'auteur s'en amuse d'ailleurs follement, jongle avec les codes du roman romanesque, fait jouer son narrateur omniscient avec le lecteur, désamorce ses propres rebondissements et va même jusqu'à provoquer :

"Un tel récit [...] s'offre de lui-même au suffrage des réfractaires [...] qui réclament le droit de pâture hors des limites assignées par les Législateurs de la Fiction".

Telle est la lourde croix que porte Bloy, dont la mythomanie et le goût pour la réécriture de l'histoire sont déjà connus en 1897 : à force d'avoir fait passer par le passé des faits fictionnels pour des anecdotes autobiographiques, il se voit contraint et forcé de convaincre à tout prix le lecteur que ce qu'il écrit là est bel et bien le reflet d'une certaine réalité nichée au cœur d'une fiction - vous admettrez par ailleurs qu'il le fait avec un certain humour. Cette histoire est atroce. La fin de la première partie est totalement ignoble. Et pourtant, comment peut-on douter aujourd'hui que ceci n'était à l'époque qu'un fait divers des plus ordinaires ? Avant d'être un romancier, Bloy était un journaliste. Doublé d'un trop bon écrivain pour se laisser prendre au jeu du misérabilisme dont on l'accusa : son narrateur manie l'auto-dérision à outrance, créant les aérations nécessaires à tout lecteur pour achever une histoire en elle-même si sinistre. Et il s'exprime dans un langage superbe, où les amoureux sont des "buveurs d'extase" et les cœurs humains "pendus à l'étale de la triperie du démon." Qu'il se laisse aller à la contemplation du sordide ou à des digressions mystiques, tout passe, dans un délicieux parfum de fin du monde.


Trois autres livres pour découvrir Léon Bloy :

Le Désespéré (1886)
Le Mendiant ingrat (1898)
Dans les ténèbres (1918)

15 commentaires:

  1. Bonjour Thomas,

    Excellent article. Il n'y a rien à dire de plus. Je n'ai pas lu ce livre, mais je connais un peu Bloy, et je ne doute pas que la description que vous en faites donnera envie à tous vos lecteurs de se plonger dans son oeuvre (je recommande particulièrement, mais ce n'est pas original, le Désespéré).

    Amitiés,

    BBB.

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  2. C'est toujours un plaisir de lire ce genre de commentaire, surtout venant de vous, mon ami.

    A bientôt.

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  3. Si j'avais du temps, voilà le genre de chose qui me tenterait fort...

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  4. Du temps pour ce chef d'œuvre, cela se trouve toujours : mets toi en congé maladie, pars sur une île déserte.

    Emporte avec toi les contremarches à ce roman que furent Marthe, histoire d'une fille et Les sœurs Vatard de JK Huysmans, étonnamment non cités dans ce billet ^^alors que les prémisses de cette vision acérée y sont lisibles, avec quelques passages jouissifs et, comme pour la pauvre femme de Bloy, cet esprit poisseux qu'on en jouirait presque.

    Bloy et sa verve que seul un Kennedy O'Toole égalera dans le torrent logorhéen sans être boueux, comme un fleuve d'armagnac qui coulerait dans les artères.

    Pour illustrer La femme pauvre, je vous invite à regarder ces deux portraits que vous connaissez sûrement déjà, deux portraits dont j'ai encadré une repro de part et d'autre de ma porte de cuisine.
    Degas (mais aussi Manet) furent également vilipendés pour leur misogynie là où ils avaient un regard juste et débarrassé de toute commisération.

    Des regards d'égaux, terribles, mais si vrais.
    Comme chez Bloy.

    La buveuse d'absinthe, par Degas : http://en.wikipedia.org/wiki/L%27Absinthe

    La prune, peu de temps après par Manet (mais il ne connut vraisemblablement que 5 ans plus tard le Degas qui devait rester dans les cartons faute de scandale) : http://fr.wikipedia.org/wiki/La_Prune_(Manet)

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  5. NB : l'esprit poisseux n'est pas celui des auteurs, je voulais plutôt parler de cette ambiance poisseuse, l'esprit au sens d'éther baignant ces femmes.

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  6. Lyle >>> tu n'as pas le temps ? Je croyais que tu avais deux mois de vacances qui arrivaient :-)

    Christophe >>> waouh... doucement sur les commentaires sérieux, j'ai pas l'habitude, moi ^^

    Je ne cite pas Marthe et les Soeurs Vatard parce que ce sont des œuvres antérieurs d'une bonnes vingtaine d'années, que Huysmans lui-même considère déjà comme dépassées lorsqu'il rencontre Bloy (avec que les relations seront... complexes, dirons-nous), et qui constituent les prémices du décadentisme quand La Femme pauvre en est l'un des tous derniers chefs-d’œuvre (en 97 la plupart des classiques du mouvement sont parus, que ce soit en France ou en Angleterre... bon ok, il y aura encore le fascinant Monsieur de Phocas au début du XXe, mais c'est déjà presque un revival, j'y reviendrai dans un prochain numéro de cette rubrique). Et puis les deux premiers romans de Huysmans restent tout de même nettement plus naturalistes que décadents, c'est l'époque "je suis le meilleur élève de Mimile Zola c'est trop classe".

    Le cas de Bloy me semblait se suffire à lui-même, d'autant qu'il est l'auteur des Funérailles du Naturalisme, brûlot ultime sur le sujet (même si peu connu et non publié intégralement de son vivant). C'est assez fascinant de lire les conférences sur le sujet et d'enchaîner sur La Femme pauvre, qui a des airs de Zola psychotique et frappé de choléra. C'est fascinant parce que s'il fallait vraiment faire un parallèle avec Huysmans, ce serait pour noter que Bloy, théoriquement et idéologiquement parlant, a passant son temps à enterrer ou brûler ses idoles pour finalement beaucoup s'éloigner d'elles que Huysmans...

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  7. Les vacances avec une femme, deux enfants et trois blogs c'est pas des vacances :-)

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  8. "a passant son temps à enterrer ou brûler ses idoles pour finalement beaucoup s'éloigner d'elles que Huysmans" ??? beaucoup moins tu veux dire ?
    si c'est moins, je suis d'accord. Il est presque même le quasi dernier des Mohicans, et je ressens que sa hargne envers ses ex collègues est peut-être qu'il se retrouve subitement exposé en première ligne d'un champ de bataille encore fumant et jonché de cadavres alors que tous ont suivi des chemins de traverses.

    Sinon, je me suis permis de citer d'autres que Bloy puisque tu a dégainé Barbey, nananère ^^



    Sur les romans de "jeunesse" de Huysmans (en fait ceux consacrés au femmes) :
    Oui, bien sûr, je citais Marthe comme prolégomène, pas si scolaire que ça quand même, et justement pas si zolesque que ça, dans le sens où il n'a pas la distance froide qu'exige le boss mais il prend parti en scrutant les fosses, les creux, les cloaques, et qu'il en fait inhaler ce qui sent mauvais au font.

    Alors que EZ restait très largement dans l'apparence dans ses portraits de femmes.


    Sur le fait que mon comm soit sérieux :
    ui, je sais, ça m'arrive des fois, désolé... :o(

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  9. Euh... oui, je voulais dire "beaucoup moins", tu avais visiblement corrigé de toi-même. Je pense qu'effectivement il a une double rancœur, personnelle (il n'a jamais pardonné à Huysmans de l'avoir mis en scène et ridiculisé dans Là-bas) et politique (il est quasiment le seul décadent à adopter la cause dreyfusarde, quand tous les autres vont dégueuler leur bile antisémite à longueur de journées). Et donc oui, d'une certaine manière, il reste beaucoup plus fidèle à Zola que les autres, tout en ayant été plus loin qu'eux dans le procès théorique du naturalisme. Mais quand on ouvre La Femme pauvre, on s'aperçoit qu'il y a plein de points communs entre ce roman et un Thérèse Raquin, beaucoup plus sans doute qu'avec un qu'avec ce que Huysmans peut publier à la même époque.

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  10. Euh... Bloy mis en scène dans "La-Bas"? Sous la forme de quel personnage? (J'ai beau avoir lu "Le Desespéré" je l'ai pas reconnu)

    Sinon je me suis mis à Bloy parce que je savais que c'était un des auteurs préférés de... Desproges (le nom revient souvent dans les Requisitoires, d'ailleurs, dès qu'il est face à un écrivaillon mineur comme on en trouve tant.) C'est une entrée comme une autre, et il y a une logique: la hargne bilieuse dont peut faire preuve Bloy est assez impressionante - voiire insurpassable

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  13. Je ne me rappelle plus exactement (tu sais, ça fait dix ans que je ne l'ai pas relu), mais si tu feuillettes son essai/pamphlet Sur J-K Huysmans (consultable gratuitement en ligne, comme toute l’œuvre de Bloy), tu devrais trouver une liste à peu près exhaustive de tous ses griefs contre l'auteur d'A Rebours...

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  14. J'aime aussi Bloy , mais j'ai du mal avec le vocabulaire; il y a souvent des mots que je ne connais pas (pourtant je lis)

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  15. A ce point, vraiment ? Cela m'arrive souvent de tomber sur des mots que je ne connais pas, mais je n'ai jamais remarqué que c'était spécifique à cet auteur. Mais c'est plutôt bien non, d'apprendre de nouveaux mots ? En tout cas moi j'aime bien :)

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