...
– Non mais alors, t’as pas vraiment d’endroit de prédilection pour tes Meeting… ?
– Nan. La plupart du temps je n’en décide pas vraiment, c’est l’artiste, le label, le management… tiens par exemple, demain, je vais faire Élodie Frégé dans un cinéma. Original, non ?
– …
– …
– C’est pas vraiment le cinéma qui me choque le plus dans ta phrase.
On aurait pu lui en vouloir, à notre copain G., militant internaute réputé et depuis peu intervieweur de stars. Mais était-ce bien sa réaction la plus surprenante ? Une rencontre avec Élodie Frégé ? Sur Interlignage ? Par Thomas Sinaeve ??? Beaucoup ont déjà fermé cette page, à qui l’on ne jettera pas la pierre tant nous-même, on n’a jamais pris le temps de lire un seul article concernant cette jeune femme, à laquelle on pouvait tout au plus reconnaître de ne pas être trop désagréable à regarder. C’est que d’Élodie Frégé, en fait, on ne connaissait pas grand-chose. Quelques faits que l’on aura feint d’ignorer (Copain G. : « Ouais, à l’époque de la Starac’ c’était quand même un peu la couineuse de service »), la réputation d’être une fille aussi sympa que ses « jambes le disent » (pour détourner l’expression de notre ami le Cheval Blanc, qui ignore très probablement qui elle est 1), et une pépite signée Biolay, La Ceinture, le genre de chanson vous réconciliant ponctuellement avec les ondes FM et vous faisant douter, l’espace d’une seconde, de la médiocrité de vos contemporains. Le reste ? Rien. On est parti rencontrer Élodie Frégé non seulement sans a priori, mais tout bonnement à l’instinct. Une intuition, comme ça : cette fille-là mon Thom, elle est terrible c’est la candidate parfaite pour cette rubrique.
On a un peu plus compris pourquoi on voulait la rencontrer lorsque son nouvel album a échoué entre nos pattes. Esthétique Nouvelle vague revendiquée, mélodies ciselées, arrangement subtils. Avec en prime une divine surprise : la demoiselle y a tout fait ou presque, en compagnie de son camarade Benjamin Tesquet – car son monde est peuplé de Benjamin talentueux – sur lequel elle ne tarit pas d’éloges. Elle est créditée à tous les degrés de la chaîne ou quasiment, y compris les arrangements, une rareté dans un pays – et un milieu – qui préfère souvent appeler l’un des cinq seuls arrangeurs que connaissent les majors, ou alors Benjamin Biolay s’il est dispo. « En fait au début je voulais retravailler avec lui, parce que je l’aime beaucoup et qu’il a toute ma confiance – il m’a vraiment ouvert la voie pour que je m’émancipe en tant que créatrice… mais il avait un emploi du temps tellement chargé ! C’est tombé au bon moment pour lui mais au mauvais pour moi, donc je l’ai un peu attendu et finalement la nouvelle équipe de la maison de disques m’a dit Écoute, t’as des idées d’arrangements, t’as un mec avec qui les faire… Et on a fini par faire la production à la roots, chez Benjamin Tesquet, en home studio. »
Précision importante justifiant le relâchement total de cette interview : votre serviteur a perdu son bloc-notes dans le train, c’est le début d’une longue journée pour Élodie, et nous sommes qui plus est avachis (ce n’est pas une image) dans des fauteuils de cinéma. Autant dire que c’était mal barré pour produire un papier sérieux et documenté. Encore moins aseptisé, ce qui aurait probablement été impossible avec un tel personnage, dont on n’arrive pas à effacer l’image de son arrivée, dans sa robe sexy où elle ne semble pas si à l’aise, son sourire, cette manière très spontanée de taper la bise comme cet instant incroyable (craquant, même) où avant de s’installer pour débuter Élodie part à la recherche de nos prédécesseurs… juste parce qu’elle n’a pas eu le temps de leur dire au revoir. Quelque part, toute la rencontre pourrait être résumée par cette seule scène OFF, cette minuscule attention, probablement banale aux yeux de quiconque ne sait pas que les autres artistes, génies ou inconnus, stars ou underground, ne font jamais ce genre de chose. La discussion a lieu seulement une semaine après le (not) Meeting Nick Cave – elle en constitue presque l’inverse absolu. On n’a pas une seconde l’impression qu’Élodie fait son job (même si c’est le cas, bien entendu), à aucun instant on ne la sent dans la représentation ou la pose. En fait, on oublierait presque qu’elle est une artiste venant de publier un album particulièrement inspiré ; peut-être est-ce parce qu’à peu de choses près nous avons le même âge 2. Peut-être est-ce juste parce qu’elle est d’une spontanéité et d’une bienveillance désarmantes. Peu importe. On est assis là, au premier rang du cinéma, dans un quasi silence… et l’on se dit qu’en effet, cette fille-là, on aurait tout à fait pu l’inviter à voir un film. Croyez-le ou non, ce n’est généralement pas le genre de pensée qui survient en cours d’interview.
Pour un peu, on aurait presque du mal à faire le lien avec l’héroïne de son dernier album. Car La Fille de l’après-midi, s’il réserve des instants de douceur indéniables, n’est pas spécialement l’album le plus gentil et joyeux de l’année. On le sent même parcouru par une forme d’angoisse indicible, de tension, de fêlure. La Faille de l’après-midi, ça sonnait pas mal non plus, pour un disque dont le premier morceau - Depuis toi – vous retourne l’estomac en moins de temps qu’il n’en faut pour dire dis donc Élodie, tu nous as fait un concept album sur le bovarysme ou quoi ? « J’ai envie de voir cette fille comme l’héroïne d’un film, d’où l’esthétique très Belle de jour – un de mes films préférés »3. On lui fait remarquer qu’en effet, sur la superbe pochette de l’album, on jurerait Deneuve jeune 4. Petit rire mi-touché mi-ravi. « Après je n’ai pas forcément cherché à écrire une vraie histoire, mais tu peux en effet suivre cette fille du début à la fin. Par exemple dans la première chanson elle parle à son mari… j’ai voulu ça ainsi parce que je pense que c’est plus simple pour les gens de penser qu’elle a un mari, qui la fait chier, qui n’a pas toutes les attentions dont elle rêve. » Rictus de l’interviewer-discuteur : comme tous les maris, quoi, de Charles Bovary à mon voisin Jean-Pierre « Voilà, c’est LE fameux mari, celui dont on ne parle quasiment jamais dans le disque. En fait c’est effectivement un peu comme Madame Bovary, sauf qu’elle elle est folle de son homme, au point d’avoir perdu tout sens de l’estime de soi… elle le voit comme une sorte d’idole, a l’impression que sans lui elle est une moins que rien incapable de faire quoique ce soit toute seule… jusqu’au jour où elle rencontre cet autre homme, et elle est tellement dingue de son mari qu’elle dit à son amant : Ecoute, toi tu seras un inédit, parce que sinon je ne peux pas, je ne veux pas… si tu veux je suis à toi, si tu veux je suis ta femme… pour une nuit. » Ce qui aboutit, mis en musique, à L’Inédit, probablement la chanson la plus forte de tout l’album, titre jazzy et hoquetant à la Elysian Fields. Beau, sexy et désolé comme un instant d’égarement.
Évidemment à ce stade, le syndrome de l’écrivain se devait de pointer le bout de son nez. Ceci est bien sûr une fiction, toute ressemblance avec des faits ou personnes ayant réellement existés serait purement fortuite. « Cette fille est un genre d’ersatz de moi-même mais après c’est totalement fantasmé, je n’ai pas vécu tout ce que cette histoire raconte, je ne vis pas du tout à l’époque – les années 50/60 – où je l’imagine… d’ailleurs j’ai écrit toutes les chansons dans le désordre, je ne savais pas du tout qu’il y avait une histoire dans le faisant. Je pense que c’est une manifestation de l’inconscient. Quand j’ai fini ça m’a paru évident, j’ai organisé les morceaux d’une traite. » Bien entendu, on n’insiste pas. Dans le fond, on s’en fout un peu – on n’avait d’ailleurs pas posé la question – même si on loupe sans doute un dialogue surréaliste :
– Moi tu sais, je me reconnais plutôt dans le personnage du mari, quand j’y pense.
– Ah bon ? T’as pas aimé l’album, alors ?
Il y a ici, en germe, de quoi remplir des heures d’échanges métaphysiques. Mais on n’est pas pour ça là. Plutôt pour écouter, comprendre, retenir. Recoller les morceaux du puzzle. Rattacher le discret et génial Florent Marchet à l’ensemble, par exemple, lui qu’on n’imagine tout de même moins disposé qu’un Biolay à essaimer des collaborations ici ou là. « Je pense qu’il fait des choix. Benjamin Biolay peut travailler avec beaucoup de monde parce qu’il sait s’adapter aux gens. Florent est plus exclusif dans sa façon de travailler. Sur sa chanson on s’est même disputé, parce qu’il avait écrit un autre refrain que je ne voulais pas chanter, je trouvais que les paroles ne sonnaient pas dans ma bouche. Donc on s’est un peu pris la tête, c’est quelqu’un qui reste droit dans ses bottes par rapport à ce qu’il fait… et finalement il a retravaillé le texte, qui était parfait par ailleurs. » Mais là encore, rien à voir avec l’histoire de l’album, pour le coup. « C’est facile d’imaginer une histoire si je la raconte de bout en bout, mais par contre Florent, je pense qu’il a écrit cette chanson en pensant à qui je suis, vraiment. C’est un ami, il m’a connue… dans une certaine période… et il a pu sentir que j’avais ce côté très torturé, ce goût pour l’auto-flagellation… et il y a de ça dans Ma folie passagère . Elle me colle à la peau, cette chanson. » On commence à bien saisir le rythme Frégé. Un sourire irrésistible, une blague, une fêlure, un sourire irrésistible… et ainsi de suite. On ne peut pas résister à l’envie de lui demander si elle est toujours aussi torturée qu’elle l’était à cette époque. « J’essaie de me soigner mais… j’y mets peu de cœur. Je trouve que c’est ce qui fait le chien de sa vie. » Et là, si vous avez bien tout suivi, vous avez compris qu’elle embraie sur un sourire irrésistible.
Difficile de ne pas profiter de ce moment pour arracher un mot sur la Starac’. Ce n’était pas prévu (sur le fameux bloc perdu), on n’avait franchement pas envie d’emmerder Élodie avec ça et en plus on croyait s’en foutre un peu, vu qu’on ne l’avait jamais vue dedans (« Tu as bien fait ! », rit-elle). Seulement comment ne pas se demander comment une jeune femme pourvue d’un tel tempérament a fait pour survivre à une telle expérience, à une telle exhibition de l’intimité, à quelque chose qui synthétise dans le fond en quelques minutes quotidiennes tout ce qu’il peut y avoir de plus dur, de plus violent et de plus détestable dans le métier d’artiste, tout ce pourquoi des tas d’autres ont fini par laisser tomber – voire se flinguer. C’est que la banalisation du phénomène real TV a fini par occulter une réalité qui nous frappe subitement, au moment de poser la question Élodie : ceci n’est en rien quelque chose de naturel ou d’évident. L’écrasante majorité des artistes n’a pas choisi cette voie que l’on imagine plus douloureuse encore que le fait d’être artiste (ce qui déjà n’est pas rien) « Ah mais attends… : j’ai vécu un Enfer ! Mais justement ! J’aime bien ça le risque, la violence, le déchirement… ce sont des moteurs. C’est vrai que la Starac’ n’a pas toujours été très glorieuse pour moi, mais ç’a été le moyen de faire des choses bien plus belles après et aujourd’hui je le vois uniquement comme ça, pas comme une prostitution. » Il est presque impossible, à cette seconde, de ne pas penser à la susnommée Folie passagère. « Oh, ne fais pas de manières / Vas-y, bousille / A grand coup de tonnerre / La petite fille ».
Les artistes croient toujours donner le meilleur de leur être dans leur art, alors qu’ils ne font jamais qu’y injecter leur malaise (ou leur folie passagère). C’est d’ailleurs aussi pour cela que l’on aime les rencontrer, et plus encore essayer d’en conserver quelque chose – aussi lacunaire qu’elle soit – dans cette rubrique. Sur l’un des meilleurs albums francophones de l’année (« En même temps, quand on voit ce que font les autres… »), Élodie Frégé chante le gouffre, la passion, l’abandon de soi et même l’abandon de soi au fin fond du gouffre de la passion. Mais à côté de ça – à côté de moi – elle est aussi une jeune femme charmante et rigolote, balançant des trucs puis se reprenant en disant « Non non, n’écris pas ça. », cherchant cinq minutes d’où vient la clim’ dans la pièce, croisant et décroisant suffisamment les jambes pour qu’on soit heureux d’avoir un enregistreur, moquant les travers de certains de ses confrères, délirant sur les couv’ de Télé Poche ou les gens issus de la télé-réalité « qui disparaissent comme des bulles savons dans l’air ». En sortant d’une discussion de trente minutes plus riche que certaines d’une heure, vous êtes d’abord séduits (ça se voit ? sans déconner ?) et convaincus d’avoir rencontré aujourd’hui l’artiste la plus sympa que vous ayez jamais interviewée. Et puis vous y revenez, à l’album. Vous y repensez, à la discussion. Et vous finissez par vous dire que sans doute, vous avez aussi eu en face de vous l’une des personnes les plus étonnantes, multiples, insaisissables, complexes… que vous ayez jamais croisées dans votre vie. Beaucoup d’artistes aux poses pseudo-torturées peuvent aller se rhabiller : Élodie, elle, n’a besoin ni de se la jouer ni de déstabiliser son interlocuteur pour le fasciner. Juste avant de partir, on confesse que l’on avait envisagé un peu cette rencontre comme un remède après la désillusion Nick Cave. Elle n’imagine pas à quel point la mission est remplie : en rentrant ce soir-là, le chroniqueur a eu le sentiment de se rappeler pourquoi il faisait ce job. Pour rencontrer des gens gagnants réellement à être rencontrés, même s’ils peuvent sembler bien loin de nous. Pour sortir de la masse, aussi, des albums comme La Fille de l’après-midi, personnels, singuliers, qui gagnent à être écoutés et chéris.
Au moment de se dire au revoir, c’était sans doute la première fois depuis des années que l’on pensait sincèrement notre traditionnel « merci ».
La Fille de l'Après-midi, d'Elodie Frégé (Mercury, 2010)
1. Qui, quelle coïncidence, publie justement ce lundi un nouvel EP. De là à dire que ce passage a été écrit exprès pour caser ce remarquable artiste dont la notoriété ne doit pas rivaliser avec celle de l’orteil droit d’Élodie… je vous laisse tirer vos propres conclusions.
2. Pour être exact Élodie a presque pile un an de moins que le narrateur de cette chronique.
3. Petite précision pour les moins cinéphiles de nos lecteurs : l’héroïne du chef-d’œuvre de Buñuel, Séverine, est précisément atteinte de bovarysme aigu, ce qui l’expédie dans des contrées encore particulièrement sulfureuses et dérangeantes aujourd’hui. Et là, je ne vous ferai quand même pas une note dans la note pour vous raconter le plus grand roman de tous les temps, faut pas pousser.
4. A noter à ce sujet que contrairement à ce qu’on raconte partout, y compris sur wikipédia, Élodie n’incarnera pas du tout Deneuve dans le prochain Ozon, où elle ne fait qu’une brève apparition.
– Non mais alors, t’as pas vraiment d’endroit de prédilection pour tes Meeting… ?
– Nan. La plupart du temps je n’en décide pas vraiment, c’est l’artiste, le label, le management… tiens par exemple, demain, je vais faire Élodie Frégé dans un cinéma. Original, non ?
– …
– …
– C’est pas vraiment le cinéma qui me choque le plus dans ta phrase.
On aurait pu lui en vouloir, à notre copain G., militant internaute réputé et depuis peu intervieweur de stars. Mais était-ce bien sa réaction la plus surprenante ? Une rencontre avec Élodie Frégé ? Sur Interlignage ? Par Thomas Sinaeve ??? Beaucoup ont déjà fermé cette page, à qui l’on ne jettera pas la pierre tant nous-même, on n’a jamais pris le temps de lire un seul article concernant cette jeune femme, à laquelle on pouvait tout au plus reconnaître de ne pas être trop désagréable à regarder. C’est que d’Élodie Frégé, en fait, on ne connaissait pas grand-chose. Quelques faits que l’on aura feint d’ignorer (Copain G. : « Ouais, à l’époque de la Starac’ c’était quand même un peu la couineuse de service »), la réputation d’être une fille aussi sympa que ses « jambes le disent » (pour détourner l’expression de notre ami le Cheval Blanc, qui ignore très probablement qui elle est 1), et une pépite signée Biolay, La Ceinture, le genre de chanson vous réconciliant ponctuellement avec les ondes FM et vous faisant douter, l’espace d’une seconde, de la médiocrité de vos contemporains. Le reste ? Rien. On est parti rencontrer Élodie Frégé non seulement sans a priori, mais tout bonnement à l’instinct. Une intuition, comme ça : cette fille-là mon Thom, elle est terrible c’est la candidate parfaite pour cette rubrique.
On a un peu plus compris pourquoi on voulait la rencontrer lorsque son nouvel album a échoué entre nos pattes. Esthétique Nouvelle vague revendiquée, mélodies ciselées, arrangement subtils. Avec en prime une divine surprise : la demoiselle y a tout fait ou presque, en compagnie de son camarade Benjamin Tesquet – car son monde est peuplé de Benjamin talentueux – sur lequel elle ne tarit pas d’éloges. Elle est créditée à tous les degrés de la chaîne ou quasiment, y compris les arrangements, une rareté dans un pays – et un milieu – qui préfère souvent appeler l’un des cinq seuls arrangeurs que connaissent les majors, ou alors Benjamin Biolay s’il est dispo. « En fait au début je voulais retravailler avec lui, parce que je l’aime beaucoup et qu’il a toute ma confiance – il m’a vraiment ouvert la voie pour que je m’émancipe en tant que créatrice… mais il avait un emploi du temps tellement chargé ! C’est tombé au bon moment pour lui mais au mauvais pour moi, donc je l’ai un peu attendu et finalement la nouvelle équipe de la maison de disques m’a dit Écoute, t’as des idées d’arrangements, t’as un mec avec qui les faire… Et on a fini par faire la production à la roots, chez Benjamin Tesquet, en home studio. »
Précision importante justifiant le relâchement total de cette interview : votre serviteur a perdu son bloc-notes dans le train, c’est le début d’une longue journée pour Élodie, et nous sommes qui plus est avachis (ce n’est pas une image) dans des fauteuils de cinéma. Autant dire que c’était mal barré pour produire un papier sérieux et documenté. Encore moins aseptisé, ce qui aurait probablement été impossible avec un tel personnage, dont on n’arrive pas à effacer l’image de son arrivée, dans sa robe sexy où elle ne semble pas si à l’aise, son sourire, cette manière très spontanée de taper la bise comme cet instant incroyable (craquant, même) où avant de s’installer pour débuter Élodie part à la recherche de nos prédécesseurs… juste parce qu’elle n’a pas eu le temps de leur dire au revoir. Quelque part, toute la rencontre pourrait être résumée par cette seule scène OFF, cette minuscule attention, probablement banale aux yeux de quiconque ne sait pas que les autres artistes, génies ou inconnus, stars ou underground, ne font jamais ce genre de chose. La discussion a lieu seulement une semaine après le (not) Meeting Nick Cave – elle en constitue presque l’inverse absolu. On n’a pas une seconde l’impression qu’Élodie fait son job (même si c’est le cas, bien entendu), à aucun instant on ne la sent dans la représentation ou la pose. En fait, on oublierait presque qu’elle est une artiste venant de publier un album particulièrement inspiré ; peut-être est-ce parce qu’à peu de choses près nous avons le même âge 2. Peut-être est-ce juste parce qu’elle est d’une spontanéité et d’une bienveillance désarmantes. Peu importe. On est assis là, au premier rang du cinéma, dans un quasi silence… et l’on se dit qu’en effet, cette fille-là, on aurait tout à fait pu l’inviter à voir un film. Croyez-le ou non, ce n’est généralement pas le genre de pensée qui survient en cours d’interview.
Pour un peu, on aurait presque du mal à faire le lien avec l’héroïne de son dernier album. Car La Fille de l’après-midi, s’il réserve des instants de douceur indéniables, n’est pas spécialement l’album le plus gentil et joyeux de l’année. On le sent même parcouru par une forme d’angoisse indicible, de tension, de fêlure. La Faille de l’après-midi, ça sonnait pas mal non plus, pour un disque dont le premier morceau - Depuis toi – vous retourne l’estomac en moins de temps qu’il n’en faut pour dire dis donc Élodie, tu nous as fait un concept album sur le bovarysme ou quoi ? « J’ai envie de voir cette fille comme l’héroïne d’un film, d’où l’esthétique très Belle de jour – un de mes films préférés »3. On lui fait remarquer qu’en effet, sur la superbe pochette de l’album, on jurerait Deneuve jeune 4. Petit rire mi-touché mi-ravi. « Après je n’ai pas forcément cherché à écrire une vraie histoire, mais tu peux en effet suivre cette fille du début à la fin. Par exemple dans la première chanson elle parle à son mari… j’ai voulu ça ainsi parce que je pense que c’est plus simple pour les gens de penser qu’elle a un mari, qui la fait chier, qui n’a pas toutes les attentions dont elle rêve. » Rictus de l’interviewer-discuteur : comme tous les maris, quoi, de Charles Bovary à mon voisin Jean-Pierre « Voilà, c’est LE fameux mari, celui dont on ne parle quasiment jamais dans le disque. En fait c’est effectivement un peu comme Madame Bovary, sauf qu’elle elle est folle de son homme, au point d’avoir perdu tout sens de l’estime de soi… elle le voit comme une sorte d’idole, a l’impression que sans lui elle est une moins que rien incapable de faire quoique ce soit toute seule… jusqu’au jour où elle rencontre cet autre homme, et elle est tellement dingue de son mari qu’elle dit à son amant : Ecoute, toi tu seras un inédit, parce que sinon je ne peux pas, je ne veux pas… si tu veux je suis à toi, si tu veux je suis ta femme… pour une nuit. » Ce qui aboutit, mis en musique, à L’Inédit, probablement la chanson la plus forte de tout l’album, titre jazzy et hoquetant à la Elysian Fields. Beau, sexy et désolé comme un instant d’égarement.
Évidemment à ce stade, le syndrome de l’écrivain se devait de pointer le bout de son nez. Ceci est bien sûr une fiction, toute ressemblance avec des faits ou personnes ayant réellement existés serait purement fortuite. « Cette fille est un genre d’ersatz de moi-même mais après c’est totalement fantasmé, je n’ai pas vécu tout ce que cette histoire raconte, je ne vis pas du tout à l’époque – les années 50/60 – où je l’imagine… d’ailleurs j’ai écrit toutes les chansons dans le désordre, je ne savais pas du tout qu’il y avait une histoire dans le faisant. Je pense que c’est une manifestation de l’inconscient. Quand j’ai fini ça m’a paru évident, j’ai organisé les morceaux d’une traite. » Bien entendu, on n’insiste pas. Dans le fond, on s’en fout un peu – on n’avait d’ailleurs pas posé la question – même si on loupe sans doute un dialogue surréaliste :
– Moi tu sais, je me reconnais plutôt dans le personnage du mari, quand j’y pense.
– Ah bon ? T’as pas aimé l’album, alors ?
Il y a ici, en germe, de quoi remplir des heures d’échanges métaphysiques. Mais on n’est pas pour ça là. Plutôt pour écouter, comprendre, retenir. Recoller les morceaux du puzzle. Rattacher le discret et génial Florent Marchet à l’ensemble, par exemple, lui qu’on n’imagine tout de même moins disposé qu’un Biolay à essaimer des collaborations ici ou là. « Je pense qu’il fait des choix. Benjamin Biolay peut travailler avec beaucoup de monde parce qu’il sait s’adapter aux gens. Florent est plus exclusif dans sa façon de travailler. Sur sa chanson on s’est même disputé, parce qu’il avait écrit un autre refrain que je ne voulais pas chanter, je trouvais que les paroles ne sonnaient pas dans ma bouche. Donc on s’est un peu pris la tête, c’est quelqu’un qui reste droit dans ses bottes par rapport à ce qu’il fait… et finalement il a retravaillé le texte, qui était parfait par ailleurs. » Mais là encore, rien à voir avec l’histoire de l’album, pour le coup. « C’est facile d’imaginer une histoire si je la raconte de bout en bout, mais par contre Florent, je pense qu’il a écrit cette chanson en pensant à qui je suis, vraiment. C’est un ami, il m’a connue… dans une certaine période… et il a pu sentir que j’avais ce côté très torturé, ce goût pour l’auto-flagellation… et il y a de ça dans Ma folie passagère . Elle me colle à la peau, cette chanson. » On commence à bien saisir le rythme Frégé. Un sourire irrésistible, une blague, une fêlure, un sourire irrésistible… et ainsi de suite. On ne peut pas résister à l’envie de lui demander si elle est toujours aussi torturée qu’elle l’était à cette époque. « J’essaie de me soigner mais… j’y mets peu de cœur. Je trouve que c’est ce qui fait le chien de sa vie. » Et là, si vous avez bien tout suivi, vous avez compris qu’elle embraie sur un sourire irrésistible.
Difficile de ne pas profiter de ce moment pour arracher un mot sur la Starac’. Ce n’était pas prévu (sur le fameux bloc perdu), on n’avait franchement pas envie d’emmerder Élodie avec ça et en plus on croyait s’en foutre un peu, vu qu’on ne l’avait jamais vue dedans (« Tu as bien fait ! », rit-elle). Seulement comment ne pas se demander comment une jeune femme pourvue d’un tel tempérament a fait pour survivre à une telle expérience, à une telle exhibition de l’intimité, à quelque chose qui synthétise dans le fond en quelques minutes quotidiennes tout ce qu’il peut y avoir de plus dur, de plus violent et de plus détestable dans le métier d’artiste, tout ce pourquoi des tas d’autres ont fini par laisser tomber – voire se flinguer. C’est que la banalisation du phénomène real TV a fini par occulter une réalité qui nous frappe subitement, au moment de poser la question Élodie : ceci n’est en rien quelque chose de naturel ou d’évident. L’écrasante majorité des artistes n’a pas choisi cette voie que l’on imagine plus douloureuse encore que le fait d’être artiste (ce qui déjà n’est pas rien) « Ah mais attends… : j’ai vécu un Enfer ! Mais justement ! J’aime bien ça le risque, la violence, le déchirement… ce sont des moteurs. C’est vrai que la Starac’ n’a pas toujours été très glorieuse pour moi, mais ç’a été le moyen de faire des choses bien plus belles après et aujourd’hui je le vois uniquement comme ça, pas comme une prostitution. » Il est presque impossible, à cette seconde, de ne pas penser à la susnommée Folie passagère. « Oh, ne fais pas de manières / Vas-y, bousille / A grand coup de tonnerre / La petite fille ».
Les artistes croient toujours donner le meilleur de leur être dans leur art, alors qu’ils ne font jamais qu’y injecter leur malaise (ou leur folie passagère). C’est d’ailleurs aussi pour cela que l’on aime les rencontrer, et plus encore essayer d’en conserver quelque chose – aussi lacunaire qu’elle soit – dans cette rubrique. Sur l’un des meilleurs albums francophones de l’année (« En même temps, quand on voit ce que font les autres… »), Élodie Frégé chante le gouffre, la passion, l’abandon de soi et même l’abandon de soi au fin fond du gouffre de la passion. Mais à côté de ça – à côté de moi – elle est aussi une jeune femme charmante et rigolote, balançant des trucs puis se reprenant en disant « Non non, n’écris pas ça. », cherchant cinq minutes d’où vient la clim’ dans la pièce, croisant et décroisant suffisamment les jambes pour qu’on soit heureux d’avoir un enregistreur, moquant les travers de certains de ses confrères, délirant sur les couv’ de Télé Poche ou les gens issus de la télé-réalité « qui disparaissent comme des bulles savons dans l’air ». En sortant d’une discussion de trente minutes plus riche que certaines d’une heure, vous êtes d’abord séduits (ça se voit ? sans déconner ?) et convaincus d’avoir rencontré aujourd’hui l’artiste la plus sympa que vous ayez jamais interviewée. Et puis vous y revenez, à l’album. Vous y repensez, à la discussion. Et vous finissez par vous dire que sans doute, vous avez aussi eu en face de vous l’une des personnes les plus étonnantes, multiples, insaisissables, complexes… que vous ayez jamais croisées dans votre vie. Beaucoup d’artistes aux poses pseudo-torturées peuvent aller se rhabiller : Élodie, elle, n’a besoin ni de se la jouer ni de déstabiliser son interlocuteur pour le fasciner. Juste avant de partir, on confesse que l’on avait envisagé un peu cette rencontre comme un remède après la désillusion Nick Cave. Elle n’imagine pas à quel point la mission est remplie : en rentrant ce soir-là, le chroniqueur a eu le sentiment de se rappeler pourquoi il faisait ce job. Pour rencontrer des gens gagnants réellement à être rencontrés, même s’ils peuvent sembler bien loin de nous. Pour sortir de la masse, aussi, des albums comme La Fille de l’après-midi, personnels, singuliers, qui gagnent à être écoutés et chéris.
Au moment de se dire au revoir, c’était sans doute la première fois depuis des années que l’on pensait sincèrement notre traditionnel « merci ».
La Fille de l'Après-midi, d'Elodie Frégé (Mercury, 2010)
1. Qui, quelle coïncidence, publie justement ce lundi un nouvel EP. De là à dire que ce passage a été écrit exprès pour caser ce remarquable artiste dont la notoriété ne doit pas rivaliser avec celle de l’orteil droit d’Élodie… je vous laisse tirer vos propres conclusions.
2. Pour être exact Élodie a presque pile un an de moins que le narrateur de cette chronique.
3. Petite précision pour les moins cinéphiles de nos lecteurs : l’héroïne du chef-d’œuvre de Buñuel, Séverine, est précisément atteinte de bovarysme aigu, ce qui l’expédie dans des contrées encore particulièrement sulfureuses et dérangeantes aujourd’hui. Et là, je ne vous ferai quand même pas une note dans la note pour vous raconter le plus grand roman de tous les temps, faut pas pousser.
4. A noter à ce sujet que contrairement à ce qu’on raconte partout, y compris sur wikipédia, Élodie n’incarnera pas du tout Deneuve dans le prochain Ozon, où elle ne fait qu’une brève apparition.