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"Encore un fichu roman sur la guerre d'Espagne ! Un de plus, et au titre fort explicite. La Malamemoria. La mauvaise mémoire. Combien de romans sur la mémoire ont-ils paru en Espagne au cours des dernières années ? Selon la base ISBN, quatre cent dix-neuf œuvres littéraires (romans, récits et poésie) dont le titre contient le mot "mémoire" ont été publiés ces cinq dernières années."
Entre la nausée (philip)rothienne du créateur pris à son propre piège et la déconstruction somozienne (période Caverne des idées), il n'y avait donc qu'un pas, une petite place qu'Isaac Rosa, auteur espagnol quasi inconnu chez nous, s'est courageusement proposé d'occuper. Le terme courageusement n'étant en rien déplacé tant Encore un fichu roman... repose sur un postulat... oui, courageux. Vertigineux également. Quelque part entre le culot et la folie. Avertissement à nos lecteurs : ATTENTION, LIVRE DIFFICILE A RÉSUMER.
L'objet se présente donc comme un roman relativement traditionnel, à cette nuance que le récit en lui-même y occupe une place très secondaire. Dans un avertissement qui rappellera quelques souvenirs aux inconditionnels de la littérature du XVIIIe, Isaac Rosa annonce candidement les choses : ceci est son premier roman, enfin réédité après des années d'indisponibilité, mais en quelque sorte parasité par un lecteur anonyme ayant annoté le manuscrit et fait part, du début à la fin, de son mépris pour l'œuvre de jeunesse de l'auteur. Le principe de vraisemblance est à ce point ébranlé que l'on ne se pose pas vraiment le question de savoir si c'est du l'art ou du cochon : tout ceci n'est évidemment que fiction ; dans un élan masochiste fascinant, Isaac Rosa s'est tout bonnement livré à une lecture critique de son premier roman (jusqu'alors inédit), se fustigeant si fort et avec une telle détermination qu'il est parvenu, de manière aussi improbable que brillante, à créer un second roman d'excellente facture non à partir de, mais par-dessus le premier. Qui n'est pas mauvais en soi, juste moyen et maladroit.
L'introduction de ce texte dans le texte se fait d'abord railleuse, moquant les travers du primo-romancier, son maniérisme et son envie manifeste de bâtir un récit sur du vide. "Nous trouvons aussi quelques clichés cinématographiques ("les bonnes histoires" qui "débutent d'ordinaire par un appel interrompant un morne après-midi de janvier", dit l'auteur sans intention parodique)." La mécanique semble s'ancrer progressivement, non sans... maniérisme (un comble), et peu à peu le roman se met à ronronner, attendu qu'il semble clair dès le départ que Rosa ne poussera pas le vice jusqu'à annoter La Malamemoria à l'intérieur même du texte, pour se contenter de refaire le match à la fin de chaque chapitre. Sauf que progressivement, les notes prennent de plus en plus en place, jusqu'à étouffer le texte primitif (dans tous les du terme). Le lecteur anonyme se fait plus véhément, et après avoir habilement ridiculisé la forme, voici que parvenu au quart il s'attaque au fond, impitoyable : "La personnalité de Mariñas se précise et, a-t-on lieu de craindre, il a tout du méchant très méchant. Un cliché dans lequel verse souvent la littérature consacrée à la guerre d'Espagne et au franquisme : la fascination du mal, les personnages qui agissent mus par une perversité sadique dissimulant un autre type de motivations. Bien qu'on ait, dès le début, fait allusion à la part d'intérêt économique, aux crimes commis pour des raisons pécuniaires [...] nous commençons déjà à reconnaître un être implacable, impitoyable et sans âme, un Caïn qui vend son frère et sirote son verre de vin blanc bien frais tout en le reniant".
Car bien entendu, Encore un fichu roman... n'est pas que l'exercice de style fou d'un auteur-démiurge ; à l'instant de l'Operation Shylock de Philip Roth (dont il n'est foncièrement pas si différent), il s'agit de partir de l'angoisse de l'artiste pour aboutir à une réflexion sur la société contemporaine, sa fascination pour la mémoire qui a fini par étouffer l'Histoire elle-même. Dans le fond très en retrait (à aucun moment l'écrivain ne prend part l'intrigue, si tant est même qu'il y en est une - on pourrait dire que l'idée était de greffer un essai polémique sur un roman banal), Rosa cherche avant tout à faire la démonstration des limites que la surenchère mémorielle contemporaine pose aux créateurs, des clichés, des images d'Épinal et des contre-vérités que l'inconscient collectif, submergé par l'aspect purement émotionnel, a érigé sans s'en apercevoir comme des vérités fondamentales. La guerre d'Espagne n'est à vrai dire qu'un exemple : un Français aurait pu appliquer le même traitement à la Résistance. On trouvera difficilement coup de poignard plus vigoureux dans le bas-ventre du fatigant politiquement correct. D'autant que dans sa conclusion, qui ne mérite pas d'être tue dans le roman est dénué du moindre début de suspens (au contraire : à coup de "c'était prévisible" et de "je vous parie que", Rosa passe son temps à spoiler son propre récit), il plante la dernière banderille dans le dos de ses confrères et de leurs fantasmes mémoriels :
"Que reste-t-il dans tout ça de la mauvaise mémoire contre laquelle se dressent les armes de la littérature ? Que reste-t-il des victimes ? Et de la guerre ? Que reste-t-il des intentions vengeresses de l'auteur ? Il est à craindre qu'une fois de plus la guerre, la mémoire et les victimes se changent en prétexte narratif, et que ce qui se voulait un roman provoquant une saine réaction se contente d'être une histoire plaisante, un exercice de style, le récit conventionnel d'une quête de soi et, bien sûr, une histoire d'amour [...] Des romans comme celui-ci peuvent faire plus de mal que de bien à l'élaboration d'un récit sur le passé, malgré les meilleures intentions du monde."
Pourquoi cela me rappelle-t-il quelque chose ?...
Encore un fichu roman sur la guerre d'Espagne, d'Isaac Rosa (2007)
"Encore un fichu roman sur la guerre d'Espagne ! Un de plus, et au titre fort explicite. La Malamemoria. La mauvaise mémoire. Combien de romans sur la mémoire ont-ils paru en Espagne au cours des dernières années ? Selon la base ISBN, quatre cent dix-neuf œuvres littéraires (romans, récits et poésie) dont le titre contient le mot "mémoire" ont été publiés ces cinq dernières années."
Entre la nausée (philip)rothienne du créateur pris à son propre piège et la déconstruction somozienne (période Caverne des idées), il n'y avait donc qu'un pas, une petite place qu'Isaac Rosa, auteur espagnol quasi inconnu chez nous, s'est courageusement proposé d'occuper. Le terme courageusement n'étant en rien déplacé tant Encore un fichu roman... repose sur un postulat... oui, courageux. Vertigineux également. Quelque part entre le culot et la folie. Avertissement à nos lecteurs : ATTENTION, LIVRE DIFFICILE A RÉSUMER.
L'objet se présente donc comme un roman relativement traditionnel, à cette nuance que le récit en lui-même y occupe une place très secondaire. Dans un avertissement qui rappellera quelques souvenirs aux inconditionnels de la littérature du XVIIIe, Isaac Rosa annonce candidement les choses : ceci est son premier roman, enfin réédité après des années d'indisponibilité, mais en quelque sorte parasité par un lecteur anonyme ayant annoté le manuscrit et fait part, du début à la fin, de son mépris pour l'œuvre de jeunesse de l'auteur. Le principe de vraisemblance est à ce point ébranlé que l'on ne se pose pas vraiment le question de savoir si c'est du l'art ou du cochon : tout ceci n'est évidemment que fiction ; dans un élan masochiste fascinant, Isaac Rosa s'est tout bonnement livré à une lecture critique de son premier roman (jusqu'alors inédit), se fustigeant si fort et avec une telle détermination qu'il est parvenu, de manière aussi improbable que brillante, à créer un second roman d'excellente facture non à partir de, mais par-dessus le premier. Qui n'est pas mauvais en soi, juste moyen et maladroit.
L'introduction de ce texte dans le texte se fait d'abord railleuse, moquant les travers du primo-romancier, son maniérisme et son envie manifeste de bâtir un récit sur du vide. "Nous trouvons aussi quelques clichés cinématographiques ("les bonnes histoires" qui "débutent d'ordinaire par un appel interrompant un morne après-midi de janvier", dit l'auteur sans intention parodique)." La mécanique semble s'ancrer progressivement, non sans... maniérisme (un comble), et peu à peu le roman se met à ronronner, attendu qu'il semble clair dès le départ que Rosa ne poussera pas le vice jusqu'à annoter La Malamemoria à l'intérieur même du texte, pour se contenter de refaire le match à la fin de chaque chapitre. Sauf que progressivement, les notes prennent de plus en plus en place, jusqu'à étouffer le texte primitif (dans tous les du terme). Le lecteur anonyme se fait plus véhément, et après avoir habilement ridiculisé la forme, voici que parvenu au quart il s'attaque au fond, impitoyable : "La personnalité de Mariñas se précise et, a-t-on lieu de craindre, il a tout du méchant très méchant. Un cliché dans lequel verse souvent la littérature consacrée à la guerre d'Espagne et au franquisme : la fascination du mal, les personnages qui agissent mus par une perversité sadique dissimulant un autre type de motivations. Bien qu'on ait, dès le début, fait allusion à la part d'intérêt économique, aux crimes commis pour des raisons pécuniaires [...] nous commençons déjà à reconnaître un être implacable, impitoyable et sans âme, un Caïn qui vend son frère et sirote son verre de vin blanc bien frais tout en le reniant".
Car bien entendu, Encore un fichu roman... n'est pas que l'exercice de style fou d'un auteur-démiurge ; à l'instant de l'Operation Shylock de Philip Roth (dont il n'est foncièrement pas si différent), il s'agit de partir de l'angoisse de l'artiste pour aboutir à une réflexion sur la société contemporaine, sa fascination pour la mémoire qui a fini par étouffer l'Histoire elle-même. Dans le fond très en retrait (à aucun moment l'écrivain ne prend part l'intrigue, si tant est même qu'il y en est une - on pourrait dire que l'idée était de greffer un essai polémique sur un roman banal), Rosa cherche avant tout à faire la démonstration des limites que la surenchère mémorielle contemporaine pose aux créateurs, des clichés, des images d'Épinal et des contre-vérités que l'inconscient collectif, submergé par l'aspect purement émotionnel, a érigé sans s'en apercevoir comme des vérités fondamentales. La guerre d'Espagne n'est à vrai dire qu'un exemple : un Français aurait pu appliquer le même traitement à la Résistance. On trouvera difficilement coup de poignard plus vigoureux dans le bas-ventre du fatigant politiquement correct. D'autant que dans sa conclusion, qui ne mérite pas d'être tue dans le roman est dénué du moindre début de suspens (au contraire : à coup de "c'était prévisible" et de "je vous parie que", Rosa passe son temps à spoiler son propre récit), il plante la dernière banderille dans le dos de ses confrères et de leurs fantasmes mémoriels :
"Que reste-t-il dans tout ça de la mauvaise mémoire contre laquelle se dressent les armes de la littérature ? Que reste-t-il des victimes ? Et de la guerre ? Que reste-t-il des intentions vengeresses de l'auteur ? Il est à craindre qu'une fois de plus la guerre, la mémoire et les victimes se changent en prétexte narratif, et que ce qui se voulait un roman provoquant une saine réaction se contente d'être une histoire plaisante, un exercice de style, le récit conventionnel d'une quête de soi et, bien sûr, une histoire d'amour [...] Des romans comme celui-ci peuvent faire plus de mal que de bien à l'élaboration d'un récit sur le passé, malgré les meilleures intentions du monde."
Pourquoi cela me rappelle-t-il quelque chose ?...
Encore un fichu roman sur la guerre d'Espagne, d'Isaac Rosa (2007)
Je ne connais pas du tout cet auteur, mais l'article est excellent, donne vraiment envie de s'y mettre. H.
RépondreSupprimerContent de voir qu'au moins une personne l'a lu...
RépondreSupprimerVoilà, c'est lu. Très déroutant, comme objet, et un peu lourd à digérer parfois. Je ne suis pas sûre que la démonstration n'aurait pas pu tenir en moins deux fois moins de pages, cela dit je l'ai lu assez vite et avec un intérêt constant. Merci pour le conseil. H.
RépondreSupprimerAu moins cet article n'aura-t-il pas été vain !
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