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Champion de la reconstitution historique qui n'a pas l'air d'en être une, David Peace vient probablement de signer, avec les deux premiers tomes de sa trilogie sur le Tokyo de l'immédiat après-guerre, ses romans les plus étranges, bien plus déroutants, dans leur construction comme dans leurs thèmes, que pouvait l'être le Red Riding Quartet ou n'importe lequel de ses récits.
C'est que Peace le sulfureux, dans ces deux bouquins copieux, s'attache avant tout à écrire le vide. Le néant, le gouffre. Ces mots pourraient suffire à résumer l'entreprise : gouffre civilisationnel (la ville est détruite et occupée), gouffre moral (dans cette cité post-apocalyptique la corruption et la détresse règnent main dans la main), gouffre climatique (la chaleur est omniprésente et quasi insupportable). Gouffre stylistique, même, tant le style de Peace n'a jamais paru si lourd, si répétitif, interminable martèlement d'anathèmes, hurlement faussement sophistiqué - réellement primitif. Dans la ville ravagée, les habitants tentent de se reconstruire, quand Peace, l'homme en noir, surgit brutalement pour déconstruire leur pulsion, avec ce même méthodisme implacable qui fit son fulgurant succès. C'est tout à la fois sa force et sa faiblesse : Peace a certes opéré un déplacement géographique de son œuvre, loin de ce Yorshire qui hantait ses précédents récits ; il a également opéré un bond dans le temps, voyageant désormais dans des époques qu'il n'a pas connues personnellement (il est de 67). Mais foncièrement, Peace reste Peace. Un auteur écrivant "du côté des perdants" (ce qui prend son sens littéral ici, mais a valeur de généralité) mais plus empathe que compatissant, s'intéressant avant tout à leurs déchets, leurs échecs, la noirceur de leur âme.
Peace reste Peace, parfois jusqu'à la caricature tant son écriture, peut-être trop affutée, trop rodée, finit par instants par marteler en rond. C'est surtout très marqué dans Tokyo Year Zero, premier tome, le plus faible des deux (le plus faible roman de Peace, tout court, même s'il est assez loin d'être mauvais). Il y tente de reconstituer le Tokyo de l'immédiat après-guerre, mais ne parvient jamais qu'à restituer sa pourriture. Peut-être d'ailleurs n'est-il que pourriture. Cela se discute. Il semble cependant clair dans ce premier volet que David Peace se montre bien plus fasciné par la décrépitude d'une civilisation que par la civilisation japonaise en particulier, de beaucoup réduite à des clichés. Il est vrai que Peace est un genre de proctologue de l'espèce humaine, et que l'on ne demande guère à un proctologue de soigner des problèmes cardio-vasculaires.
Il faut donc attendre Occupied City pour voir ces quelques faiblesses gommées, et retrouver David Peace à son niveau. Certes, il paraît toujours aussi incapable de se renouveler, l'on se dit même au final que The Damned Utd, méconnu sans doute à cause de son footballistique sujet, était probablement un livre bien plus original que l'entreprise à laquelle l'auteur s'attèle dans cette trilogie. Comme autrefois le Yorkshire, Tokyo semble n'être peuplée que de demi-fous, d'illuminés en tout genre, d'êtres fracassés et perturbés. Replacé dans le contexte historique, c'est sans doute plus compréhensible que dans les banlieues résidentielles de Leeds. On s'enfonce donc avec Peace, sans véritable plaisir, car cet auteur n'a rien de plaisant, mais avec une conviction et une attention sans cesse renouvelées par un travail formel en tout point remarquable. Comme dans Tokyo Year Zero, en mieux, il utilise des ressorts temporels autant que narratifs, ce qui n'était guère dans ses habitudes jusqu'alors - et lui sied plutôt bien. Surtout, le fait divers en question s'avère cette fois-ci bien plus intéressant, dans les faits comme dans ce qu'il révèle : après la jeune femme violée et assassinée au sortir de la guerre, dont on dira poliment que l'histoire, pour véridique qu'elle fût, était relativement prévisible, Occupied City s'attache à l'histoire d'un braquage invraisemblable, au cours duquel le voleur, parvenant à se faire passer pour un médecin, fit avaler à tous les employés un "médicament" qui en tuera douze sur seize. Sans jamais être inquiété par la police.
A travers cette histoire, qu'il hâche évidemment menue, Peace parvient à transcrire avec une incroyable pertinence toute l'aliénation d'une société qui, trois ans après la fin de la guerre, ne parvient toujours pas à se remettre en état de marche. Parfaitement lisible sans rien savoir de Tokyo Year Zero, ce second volet est assurément prioritaire si vous souhaitez explorer ce qui reste du Japon avec l'auteur le plus glauque du monde. Attention tout de même, car le voyage promet d'être rude. Roman malade, agonisant, Occupied City est sans aucun doute le texte le plus difficile d'accès qu'ait à ce jour signé l'écrivain. Il demande patience et attention. Mais on n'a pas lieu de les regretter, une fois qu'il s'est livré.
David Peace :
Tokyo Year Zero (2007)
Occupied City (2009)
Champion de la reconstitution historique qui n'a pas l'air d'en être une, David Peace vient probablement de signer, avec les deux premiers tomes de sa trilogie sur le Tokyo de l'immédiat après-guerre, ses romans les plus étranges, bien plus déroutants, dans leur construction comme dans leurs thèmes, que pouvait l'être le Red Riding Quartet ou n'importe lequel de ses récits.
C'est que Peace le sulfureux, dans ces deux bouquins copieux, s'attache avant tout à écrire le vide. Le néant, le gouffre. Ces mots pourraient suffire à résumer l'entreprise : gouffre civilisationnel (la ville est détruite et occupée), gouffre moral (dans cette cité post-apocalyptique la corruption et la détresse règnent main dans la main), gouffre climatique (la chaleur est omniprésente et quasi insupportable). Gouffre stylistique, même, tant le style de Peace n'a jamais paru si lourd, si répétitif, interminable martèlement d'anathèmes, hurlement faussement sophistiqué - réellement primitif. Dans la ville ravagée, les habitants tentent de se reconstruire, quand Peace, l'homme en noir, surgit brutalement pour déconstruire leur pulsion, avec ce même méthodisme implacable qui fit son fulgurant succès. C'est tout à la fois sa force et sa faiblesse : Peace a certes opéré un déplacement géographique de son œuvre, loin de ce Yorshire qui hantait ses précédents récits ; il a également opéré un bond dans le temps, voyageant désormais dans des époques qu'il n'a pas connues personnellement (il est de 67). Mais foncièrement, Peace reste Peace. Un auteur écrivant "du côté des perdants" (ce qui prend son sens littéral ici, mais a valeur de généralité) mais plus empathe que compatissant, s'intéressant avant tout à leurs déchets, leurs échecs, la noirceur de leur âme.
Peace reste Peace, parfois jusqu'à la caricature tant son écriture, peut-être trop affutée, trop rodée, finit par instants par marteler en rond. C'est surtout très marqué dans Tokyo Year Zero, premier tome, le plus faible des deux (le plus faible roman de Peace, tout court, même s'il est assez loin d'être mauvais). Il y tente de reconstituer le Tokyo de l'immédiat après-guerre, mais ne parvient jamais qu'à restituer sa pourriture. Peut-être d'ailleurs n'est-il que pourriture. Cela se discute. Il semble cependant clair dans ce premier volet que David Peace se montre bien plus fasciné par la décrépitude d'une civilisation que par la civilisation japonaise en particulier, de beaucoup réduite à des clichés. Il est vrai que Peace est un genre de proctologue de l'espèce humaine, et que l'on ne demande guère à un proctologue de soigner des problèmes cardio-vasculaires.
Il faut donc attendre Occupied City pour voir ces quelques faiblesses gommées, et retrouver David Peace à son niveau. Certes, il paraît toujours aussi incapable de se renouveler, l'on se dit même au final que The Damned Utd, méconnu sans doute à cause de son footballistique sujet, était probablement un livre bien plus original que l'entreprise à laquelle l'auteur s'attèle dans cette trilogie. Comme autrefois le Yorkshire, Tokyo semble n'être peuplée que de demi-fous, d'illuminés en tout genre, d'êtres fracassés et perturbés. Replacé dans le contexte historique, c'est sans doute plus compréhensible que dans les banlieues résidentielles de Leeds. On s'enfonce donc avec Peace, sans véritable plaisir, car cet auteur n'a rien de plaisant, mais avec une conviction et une attention sans cesse renouvelées par un travail formel en tout point remarquable. Comme dans Tokyo Year Zero, en mieux, il utilise des ressorts temporels autant que narratifs, ce qui n'était guère dans ses habitudes jusqu'alors - et lui sied plutôt bien. Surtout, le fait divers en question s'avère cette fois-ci bien plus intéressant, dans les faits comme dans ce qu'il révèle : après la jeune femme violée et assassinée au sortir de la guerre, dont on dira poliment que l'histoire, pour véridique qu'elle fût, était relativement prévisible, Occupied City s'attache à l'histoire d'un braquage invraisemblable, au cours duquel le voleur, parvenant à se faire passer pour un médecin, fit avaler à tous les employés un "médicament" qui en tuera douze sur seize. Sans jamais être inquiété par la police.
A travers cette histoire, qu'il hâche évidemment menue, Peace parvient à transcrire avec une incroyable pertinence toute l'aliénation d'une société qui, trois ans après la fin de la guerre, ne parvient toujours pas à se remettre en état de marche. Parfaitement lisible sans rien savoir de Tokyo Year Zero, ce second volet est assurément prioritaire si vous souhaitez explorer ce qui reste du Japon avec l'auteur le plus glauque du monde. Attention tout de même, car le voyage promet d'être rude. Roman malade, agonisant, Occupied City est sans aucun doute le texte le plus difficile d'accès qu'ait à ce jour signé l'écrivain. Il demande patience et attention. Mais on n'a pas lieu de les regretter, une fois qu'il s'est livré.
David Peace :
Tokyo Year Zero (2007)
Occupied City (2009)
J'ai manqué le premier, mais le second est vraiment exceptionnel. Pour moi, le meilleur livre de son auteur (dont je n'aime pas tout).
RépondreSupprimerBBB.
Ça ne m'étonne pas. C'est vraiment un livre ambitieux et impressionnant de maîtrise, il doit être très difficile de ne pas être bluffé...
RépondreSupprimerJe n'ai lu que le premier, mais j'ai beaucoup aimé. Alors si le deuxième est à ce point meilleur... H.
RépondreSupprimerJ'ajoute - c'est implicite - que je n'ai pas du tout ressenti de lassitude à cette lecture !
RépondreSupprimerToujours un plaisir de lire tes articles sur cet excellent auteur. Mais j'ai décidé d'attendre que la trilogie soit finie avant d'attaquer.
RépondreSupprimerPourquoi donc ?
RépondreSupprimerJ'aime bien avoir une vue d'ensemble. Le Red Riding, tu ne le lis vraiment pas pareil si tu as tous les bouquins à la suite.
RépondreSupprimerJ'ai laissé passer quelques mois entre chaque et je n'ai pas eu le sentiment que cela gênait ma compréhension...
RépondreSupprimerJe n'ai pas dit le contraire.
RépondreSupprimerMais là par exemple, la trilogie japonaise elle sera finie quand ? En 2013 ? C'est plus que quelques mois ;)
Touché !
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